Au départ, elle est un peu impressionnante, ou austère, ou beaucoup plus intelligente que la moyenne, ou les trois. Nous avons donné rendez-vous à Simone dans un de ces cafés parisiens à l’ambiance suffisamment légère pour que de lourdes questions puissent être abordées. Quelques notes de jazz en fond, du pain frais qui nous surveille. En voiture Simone.
Bonjour Simone, nous sommes ravis de vous rencontrer. Depuis combien êtes-vous décédée déjà ?
SW. Cela fait maintenant plus de 80 ans. Je suis morte à Ashford en Angleterre, le 24 août 1943.
Et tout se passe bien pour vous depuis ?
SW. “Bien” ? Ce n’est peut-être pas le terme que j’emploierais. Disons que j’observe avec une curiosité attentive et une empathie brûlante l’évolution de votre monde.
Oui, on peut dire qu’ici les problèmes sont croissants (en indiquant les viennoiseries qu’un serveur vient de déposer sur la table).
SW. …
Croissant, dans le sens... Enfin, plutôt le double-sens de...
SW. Vous aviez des questions ?
Hum, oui. Simone, vous avez beaucoup écrit de votre vivant, beaucoup réfléchi, à la question du travail notamment. Vous êtes même l’une des rares philosophes à vous être coltiné le travail en usine pour comprendre pleinement “la condition ouvrière”. Votre objectif je crois, c’était de comprendre le rapport entre la technique moderne, la production de masse et la liberté. Commençons par là. J’aimerais vous parler de ma génération hyperconnectée et de son lien au travail, donc au monde extérieur mais aussi de ce que la productivité à outrance provoque en nous. Sincèrement : on est paumés. On ne sait pas où va ce monde, et nous avec, comment y aller, si ça vaut encore le coup d’y aller. Quel est ce poids qui pèse sur nous ? Est-on des esclaves d’un système sans même le savoir ?
SW. “L’homme est esclave pour autant qu’entre l’action et son effet, entre l’effort et l’œuvre, se trouve placée l’intervention de volontés étrangères.”
Avec tout le respect que l’on vous doit, en 2025, on ne dit plus “les hommes” mais bien “les hommes et les femmes”, Simone.
SW. …
Reprenez un peu de café parce que je sens que ma remarque a légèrement refroidi l’ambiance. Sur cette notion d’esclavage que vous abordez, on est bien d’accord que la dépossession de notre souverainenté est le nerf de la guerre. Personne n’a envie de devenir le pantin d’un autre. Pourtant, soyons réalistes, il est impossible en 2025 comme à votre époque de faire abstraction de ces “volontés étrangères”. Certains tirent les ficelles, et souvent ce ne sont pas les mieux intentionnés. Tenez, récemment Donald Trump s’est hissé à la tête de la nation la plus puissante du monde. D’autres autour de lui ont accédé à des postes de responsabilité suprême. Où c’est qu’on déconne Simone ?
SW. “Notre époque a détruit la hiérarchie intérieure. Comment laisserait-elle subsister la hiérarchie sociale qui n’en est qu’une image grossière ?”
Je vous parle de Trump, vous me parlez spiritualité et intériorité ? Il est encore tôt pour s’aventurer dans le brouillard du spirituel, non ? Non, d’accord. Vous savez que Trump a prêté serment sur la Bible avant de commencer son mandat ? Vous lui diriez quoi à lui s’il était devant vous ?
SW. “Écarter les croyances combleuses de vides, adoucisseuses des amertumes. Celle à l’immortalité. Celle à l’utilité des péchés. Celle à l’ordre providentiel des événements – bref les consolations qu’on cherche ordinairement dans la religion.”
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Hmmm. Et chez nous en France, ça ne sent pas bon non plus. Allumez France Inter le matin et…
SW. France Inter ?
Oui Léa Salamé, tout ça … ah bah oui, non oubliez. Plus simplement, si vous écoutez la radio ou lisez la presse, vous verrez que des idées fascistes ont le vent en poupe, que le patriotisme est craché un peu partout, étendard de combats et idéologies qui nous sont, au moins à une partie de la population, insupportables. C’est une bonne situation ça “être patriote” selon vous ?
SW. “Patriotisme. On ne doit pas avoir d’autre amour que la charité. Une nation ne peut pas être un objet de charité. Mais un pays peut l’être, comme milieu porteur de traditions éternelles. Tous les pays peuvent l’être.”
(D’une voix forte) Jordan, tu entends ça ? Sur une échelle de 1 à 10 elle est comment ta charité avec les nouveaux arrivants sur notre territoire ?
SW. Qu’est-ce qui vous prend ? Et qui est Jordan ?
Un type dont je n’ai pas envie de parler. Non, non ne regardez pas derrière vous Simone, il n’y a personne. Je faisais comme s’il était là, un peu comme dans une pièce de théâtre aha… Pour illustrer vos propos, une sorte de… bon, bref vos sourcils froncés me mettent mal à l’aise donc j’enchaine. Je ne sais pas comment c’était à votre époque, quoique si les livres d’Histoire nous en donnent une petite idée, et ça n’avait pas l’air fou comme ambiance, mais sachez qu’aujourd’hui, la politique a définitivement perdu l’ensemble de ses lettres de noblesse. Pourtant quand on y réfléchit à makesense, quand on revient au sens premier du terme de “vie de la cité”, on trouve ça encore beau et excitant. Quelle est la bonne base sur laquelle construire nos fondations sociales ? Autrement dit, s’il y avait une règle pour repenser le “vivre ensemble”, quelle serait-elle ?
SW. “Les hommes nous doivent ce que nous imaginons qu’ils nous donneront.”
Et les femmes, Simone. “Les hommes et les femmes.”
SW. Merci. Vous ne dites pas que des bêtises. Les hommes et les femmes, donc “nous doivent ce que nous imaginons qu’ils nous donneront. Leur remettre cette dette. Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu. Moi aussi, je suis autre que ce que j’imagine être. Le savoir, c’est le pardon.”
C’est vrai que l’autre n’est jamais conforme à ce que j’en attendais. De ma sœur à cet électeur du RN, en passant par mon collègue et ses réflexions sur la météo du mois d’avril. Pourquoi une telle volonté de transformer l’autre Simone ? Et pourquoi vouloir à tout prix qu’il ou elle nous aime ?
SW. “Nécessité d’une récompense, de recevoir l’équivalent de ce qu’on donne.”
C’est marrant votre manière de parler sans faire de vraies phrases… Non, non mais c’est bien hein. Quelle issue de secours y a-t-il alors face à cette volonté d’utiliser l’autre comme un remplissage de notre creux affectif ?
SW. “Si, faisant violence à cette nécessité, on laisse un vide, il se produit comme un appel d’air, et une récompense surnaturelle survient. Elle ne vient pas si on a un autre salaire : ce vide la fait venir.”
Aaah le vide, c’est passionnant ça. Au passage, n’hésitez pas à reprendre du croissant pour le combler ce vide, celui de votre estomac, vous voyez je Veil aux grains moi, aha !
SW. …
(Je comprends pas, normalement j’assure en jeux de mots. En tout cas, mon père m’a toujours dit qu’il adorait ma finesse d’esprit. Ou alors, il m’aurait menti depuis tout ce temps ?). Le vide, donc. Vous ne connaissez pas tiktok mais je peux vous dire que c’est tout sauf à la mode le vide. Et puis c’est souvent de beaux mots, des jolies formules mais sincèrement, au quotidien, ce n’est pas la même histoire. On n’a pas envie de vide. Pas envie de renoncer à quoique ce soit. Vous, si ?
SW. “On ne possède que ce à quoi on renonce. Ce à quoi on ne renonce pas nous échappe.”
(Dans sa barbe) Quand je parlais de jolies formules…
SW. Plait-il ?
Non rien, excusez-moi. Laissez-nous quelques heures pour repenser à ce que vous venez de dire et on reviendra vers vous. En attendant, auriez-vous un petit conseil-cadeau pour nos lecteurs et lectrices de Chiche ? Des gens adorables, vous savez. Comment réussir à nous connaître, réellement, pour ensuite mettre ce que nous sommes, nos qualités, au service de ce monde ?
SW. “Tout ce qui est précieux en moi, sans exception, vient d’ailleurs que de moi, non pas comme don, mais comme prêt qui doit être sans cesse renouvelé. Tout ce qui est en moi, sans exception, est absolument sans valeur ; et parmi les dons venus d’ailleurs, tout ce que je m’approprie devient aussitôt sans valeur.”
J’aime cette idée d’un contrat de prêt sur nos qualités individuelles, à renouveler sans cesse. Cette idée que rien ne m’appartient vraiment. Appliquer ce que vous venez de dire à nos partis politiques, à nos ONGs, organisations de l’ESS, permettrait de replacer l’humilité au centre des valeurs et d’officialiser que personne ne possède en lui ou en elle, d’arguments pour soumettre les autres.
SW. Le SS ? Je ne vois pas le rapport ?
Non, non, ouhla NON NON, l’ESS, l’Economie Sociale et Solidaire… Bref, revenir à ce qui nous dépasse, ça nous parle. Mais quel lien avec notre petite réalité de terriens et terriennes limités ? Il est difficilement faisable ce grand écart, Simone…
SW. “On n’échappe à la limite qu’en montant vers l’unité ou en descendant vers l’illimité.”
Aha. Toujours le mot pour rire hein ?
SW. …
Rha…
SW. L’entretien est-il terminé ? J’ai rendez-vous avec les autres Simone, Veil et De Beauvoir, nous sommes en train de monter un dossier de candidature pour revenir sur terre et faire un coup d’Etat inédit.
Ce serait magnifique ça. Simone, si jamais vous y arrivez, vous nous direz où l’on peut vous trouver ?
SW. Non.
Comment ça “non” ? On vous aime, on aime vos idées, on veut se battre à vos côtés, nous !
SW. “Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime.”
… On dirait un spot publicitaire pour promouvoir les gestes barrière… Merci Simone, je vais relire tout ça, en parler avec d’autres humains, et on va tâcher de vous écouter. Allez, deux cafés bien corsés s’il vous plaît !
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SOURCE : La Pesanteur et la grâce, Simone Weil