“L’économie du contentement”, 2043 par Timothée Parrique

“L’économie du contentement”, 2043 par Timothée Parrique

Comment sera le monde en 2043 ? Timothée Philosophie, prix Nobel d’économie (alias Timothée Parrique) se livre à une interview du futur.
10 July 2024
par Timothée Parrique
5 minutes de lecture

En 2043, Timothée Parrique n’est plus, il est désormais Timothée Philosophie, prix Nobel d’économie. S’il a perdu ses moustaches, il a réussi à faire gagner ses idées. La preuve par 6.*

Timothée Philosophie, vous êtes professeure à l’université de Chiberta dans l’écorégion autonome du Pays basque, autrice d’une dizaine d’ouvrages d’économie hétérodoxe, dont Cinquante nuances de post capitalisme, Petit traité d’économie conviviale, La sieste nous sauvera, Les trente flâneuses et la fin du productivisme et votre ouvrage phare dont vous venez de publier le onzième volume : L’économie écologique. Vous êtes lauréate du prix Nobel d’économie en cette année 2043 pour votre contribution aux « théories de la croissance économique, de la décroissance et de la post-croissance ». Qu’est-ce que cela fait d’être la plus jeune économiste à recevoir un prix Nobel ? 

Je ne l’aurais jamais imaginé ! Je me souviens encore très bien des années 2010, l’époque où je cherchais des financements pour écrire une thèse de doctorat sur la décroissance. Les départements d’économie me considéraient comme une hurluberlue. Je me suis arrangée pour détourner un projet de la Commission européenne, ce qui m’a permis d’écrire The political economy of degrowth à l’abri de tous les regards, comme un rat d’égout de l’économie [rires] ! 

À l’époque, la croissance économique était la pierre angulaire de toute stratégie économique, et le capitalisme était considéré comme le meilleur des systèmes possibles. Quel a été le moment de bascule ? 

Après une trentaine d’années passées à défendre le « capitalisme inclusif » et la « croissance verte », la réalité a donné une bonne leçon à la théorie, et même les économistes les plus productivistes se sont retrouvé·es confronté·es à une simple vérité : une croissance infinie est impossible dans un monde fini. Forcés de devoir produire et consommer moins, le capitalisme et ses institutions se sont révélés inadaptés, voire contre-productifs. À l’époque, nous n’étions qu’une poignée de penseur·ses et d’activistes à travailler sur les modèles post capitalistes ; j ’avais à peine trente ans et je publiais mon premier ouvrage, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance. Toutes les autres stratégies ayant échoué, on s’est retrouvé·es sur le devant de la scène, sorte d’agence tous risques de l’économie, « la dernière chance, au dernier moment » !

Cinq ans après, le gouvernement français ouvre un ministère du Ralentissement et vous vous retrouvez alors responsable de la stratégie de décroissance.

Quel chantier ! La fiscalité, les modèles d’entreprises, les accords commerciaux, les politiques monétaires : toute l’économie française de l’époque avait été conçue pour produire et consommer plus, sans aucune contrainte écologique. C’était le Far West : une économie hors-sol, obsédée par des indicateurs monétaires abstraits, et gouvernée par une poignée d’économistes sans imagination aux services d'entrepreneurs qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leurs profits. Ma mission fut de complètement repenser le hardware et le software de l'économie pour que cette dernière puisse d’abord décroître (c’était un impératif écologique) et ensuite tendre vers une économie stationnaire qui puisse prospérer sans croissance. 

Quelle a été votre première recommandation ?

On a du mal à imaginer ça aujourd’hui, mais, avant 2031, la majorité des entreprises étaient des « entreprises à but lucratif». Cela veut dire que leur raison d’être légale était de générer un maximum de profits. La loi n° 2032-14, dite « loi Hinton » sur « l’abolition de la lucrativité comme objectif premier des entreprises », a mis fin à cette étrange pratique. Dès lors, la plupart des entreprises sont devenues des « entreprises à lucrativité limitée » et beaucoup d’autres, des « entreprises à but non lucratif ». On s’est basé·es sur l’expérience de milliers de coopératives de l’économie sociale et solidaire : soutenabilité d’abord, utilité sociale ensuite, et viabilité financière seulement après. 

Cette loi a permis de redéfinir la constitution d’un prix, la valeur des choses. Bref, nous sommes sorti·es de la vision purement financière pour embrasser une approche où les entreprises ne courent plus après les euros, mais plutôt après les besoins. Il faut dire que ça s’est braqué au niveau du patronat. La bataille a été rude entre les ancien·nes entrepreneur·ses à tendance« greed is good » et la jeune génération convaincue qu’il y avait un nouveau modèle à inventer.

Les grand·es patron·nes ont tenté la grève, mais ils n’ont pas été suivis par leurs employé·es. Tous les grands groupes ont craqué sous la pression coordonnée des travailleur·euses, des consommateur·rices et du gouvernement, avant d’être récupérés et réorganisés par des conseils de multiples parties prenantes. 

La logique de la transformation était solide : si l’objectif de l’économie est la satisfaction des besoins humains, à quoi bon focaliser nos entreprises sur l’argent (un moyen) plutôt que sur le bien-être (la fin) ? Toutes les activités qui n’avaient pas d’utilité sociale ou qui n’étaient pas écologiquement soutenables ont progressivement disparu. Amazon a fermé en 2035 ; Total, l’année suivante ; et la Société Générale, juste après. Un véritable ménage de printemps de l’économie [rires] ! Les grandes entreprises se sont scindées en de plus petites entités afin de pouvoir être gérées démocratiquement à l’échelle des territoires en fonction de leur raison d’être concrète. Tu es utile, tu restes ; tu ne l’es pas, tu disparais. 

(...)

J’ai du mal à imaginer une vie où l’argent avait tant d’importance. J’ai vu l’autre jour dans un musée une étiquette de prix à 2,99 € et j’ai lu quelque part que les entreprises faisaient de la « publicité ».

Ah oui ! Ces prix rompus, 2,99 € au lieu de 3 €, étaient monnaie courante à l’époque. Pour inciter les consommateur·ices à l’achat, chaque entreprise avait intérêt à créer l’illusion psychologique d’un prix plus bas. Certaines entreprises allaient même jusqu’à promouvoir leurs produits dans la rue et les transports, sur les bâtiments, sur le web et dans les films. Le racolage commercial était permanent ! En 2027, une initiative citoyenne soutenue par le gouvernement a organisé la première Convention citoyenne de la consommation, avec tout un volet sur la publicité. Les participant·es décidèrent d’interdire la publicité ciblant les enfants, les panneaux publicitaires dans les lieux publics, la publicité dans certains médias et plus généralement pour tous les produits à forte empreinte écologique. Dans une économie démocratique centrée sur le contentement, aucun intérêt d'inciter quiconque à consommer quoi que ce soit. Les échelles de prix sont déterminées démocratiquement lors de conventions multi sociétaires au sein des coopératives de contentement, et les coopératives de consommateur·ices votent régulièrement pour sélectionner les produits disponibles à la vente.

Aujourd’hui, le temps plein est de 16 heures par semaine, deux fois moins qu'en 2022. C’est inouï d’imaginer autant d’énergie dédiée à l’économie ! Que faisaient toutes ces personnes ? N’était-ce pas quelque peu totalitaire de forcer les gens à travailler autant ?

(…) C’était une économie qui tournait sur elle-même– on travaillait pour travailler, et on appelait ça la croissance ! Aujourd’hui, on travaille moins, mais on se concentre sur l’essentiel. Vu que tout le monde participe, on parvient à produire assez, tout en gardant énormément de temps libre. La catégorie monolithique de l’emploi a laissé place à un pluralisme des activités. Moi par exemple. […]

*Extrait du texte de Timothée Parrique portant le mot Philosophie en 2043, publié dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée.

Retrouvez la suite dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée. Dans toutes les librairies et sur le site lamersalee.com.