En 2043, Charlotte Marchandise porte le nom de Démocratie, un concept qu’elle défend depuis plusieurs décennies déjà. Le pouvoir a changé. Elle aussi. Pour le meilleur…*
8 septembre 2030. Dans le petit appartement du VIII e arrondissement, elle avala en vitesse un café avant d’attraper son casque de vélo pour sortir, tout en chantonnant « plus que trois jours ». Devant sa porte, comme tous les matins depuis trois mois, son garde du corps l’attendait.
« Bonjour, madame la présidente.
— Bonjour, Jacques ! Comment ça va, ce matin ?
— Bien, et vous, madame la présidente ?
— Vous ne m’appellerez donc jamais par mon prénom, hein ?
— Si, madame la présidente, dans trois jours ! »
Ils descendirent au sous-sol où étaient garés les vélos électriques. Elle avait dû se battre bec et ongles pour ne pas vivre à l’Élysée et pouvoir aller au travail à vélo, et ce, sans bloquer tout le quartier. La piétonisation accélérée de Paris avait facilité les choses et, pour assurer sa sécurité, son équipe changeait de trajet tous les matins. Sa famille était restée en province, comptant les jours. Son téléphone vibra. « J-3, Maman ! »
Le SMS rituel du matin la fit sourire. Elle rangea le téléphone dans sa poche en se demandant si elle manquait réellement à ses ados, ou s’ils manifestaient avant tout leur ras-le-bol d’être eux aussi escortés par les « men in black » dans leur quotidien. En arrivant à l’Élysée, elle croisa le groupe matinal de citoyennes et de citoyens venu·es débattre de l’avenir du Palais. Comme d’habitude, elles et ils buvaient un « café-thermos », assis en cercle sous le porche du Palais, les un·es sur des fauteuils pliants, roulants, les autres à même le sol.
« Madame la présidente ! Une photo ?
— Pas le temps pour des selfies, mais une photo de groupe avec plaisir !
— Enlevez votre casque, quand même ! Bon alors, plus que trois jours avant votre démission ? Vous vous sentez comment ?
— Tellement soulagée ! On y est presque ! »
Près d’un tiers de l’Élysée était déjà transformé en Maison de projets. Des centaines de personnes y défilaient chaque jour pour exprimer leur avis sur les usages communs et démocratiques à installer dans ce lieu emblématique. D’autres se connectaient via un openvers dans l’Internet libre. La question qui les occupait était : « Que faire de ce lieu après la dissolution de la présidence de la République ? » Les mêmes réflexions étaient menées au Sénat pour lui donner un nécessaire coup de jeune. Finie la gestion du pays par des personnes hors-sol, en âge d’être à la retraite, la jeunesse avait voté pour un parlement citoyen itinérant et déconcentré.
Elle se remémora ce printemps où tout avait commencé par la déclaration « Démocratie, zone à défendre ». Avec un groupe de son quartier, puis de sa région, et enfin de la France entière, des milliers d’assemblées populaires urbaines et rurales avaient été animées, dans les outre-mers comme en métropole, pour repenser les institutions afin qu’elles soient réellement au service des gens, ouvertes. Pour que les citoyennes et citoyens viennent à la table, il avait fallu gagner leur confiance. Il faut dire qu’en cette période où le pouvoir en place en venait à interdire les manifestations, à les qualifier d’actions terroristes et à les réprimer, on partait de loin.
Le mépris, le dégoût du politique était général. Pendant trois ans, elles et ils étaient allés à la rencontre des personnes les plus éloignées de la politique, grâce aux associations de terrain et aux communes volontaires, le plus souvent des territoires oubliés de la République. Il aura fallu trois ans pour adapter les outils de débat à toutes les difficultés. Trois ans de leçons d’humilité à constater que chacun·e, est expert·e de sa propre vie. Trois ans à déconstruire les préjugés imposés par les derniers gouvernements. Trois ans pour rendre la politique plus belle, malgré les salissures de l’ancien monde qui se débattait pour survivre. Trois ans pour écrire une nouvelle Constitution à des millions de mains.
Encore fallait-il que cette Constitution soit adoptée officiellement. Elle sourit. Loin d’être épuisée par ce travail colossal de terrain, cela avait renforcé le mouvement : il fallait prendre la présidence pour changer la Constitution ? Chiche !
Pour gagner, il fallait hacker le système : connaître les règles, gagner dans ce jeu de dupe pour enfin le changer. L’étape d’après avait été l’écriture d’un programme a-partisan basé sur la seule promesse d’un pacte démocratique devant aboutir au changement de Constitution, afin qu’ensuite les décisions soient prises par les citoyennes et citoyens, dans une démarche systématique de transparence et de lutte contre la corruption. Et pour porter ce programme, il fut décidé de proposer une équipe, un « altergouvernement » destiné à piloter la transition, et de choisir en son sein la candidate dont le nom serait sur le bulletin de la présidentielle, la candidate qui personnifierait le collectif sans jamais le dévoyer.
Une femme en effet, car il était évident que ce serait la première et la dernière présidente de la République. Un appel national à candidatures pour faire partie de l’altergouvernement avait été lancé, en pied de nez, formulé comme une annonce d’offre d’emploi. Toute personne souhaitant s’engager dans ce projet pouvait se porter candidate. Toute personne pouvait aussi soumettre un ou une candidate, des personnes engagées dans la société ne cherchant pas le pouvoir : une bonne raison de le leur confier !
Des jurys citoyens composés de personnes tirées au sort dans chaque département avaient présélectionné dix candidat·es pour chaque poste du gouvernement provisoire. S’en étaient suivis des débats publics, sous forme de rencontres et d’entretiens en ligne, puis un vote, anonyme et sécurisé, au jugement majoritaire, c’est-à-dire avec la possibilité de classer les candidat·es par ordre de préférence.
Cet altergouvernement, fort d’une diversité jamais vue en politique, avait mené campagne collectivement dès 2026. De dix-neuf à quatre-vingt-un ans, elles et ils venaient de partout en France et avaient des itinéraires variés : une paysanne, un enseignant, une ingénieure spécialisée dans les énergies renouvelables, un infirmier ayant travaillé dans l’humanitaire, une entrepreneuse sociale ayant fondé une association d’insertion professionnelle pour les jeunes des quartiers, un ancien ouvrier ayant été touché par la précarité, une artiste engagée dans la promotion de la diversité culturelle, une chercheuse en intelligence artificielle et éthique, un travailleur social ayant travaillé pendant des années auprès des sans-abri, une athlète paralympique, un juriste, une mécanicienne, un étudiant en psychiatrie, une caissière retraitée.
(...)
La première et la dernière présidente, c’était la promesse. Elle se rappela son élection au printemps 2027 et la déflagration politique que cela avait entraînée. Par deux fois, le vote de la nouvelle Constitution s’était heurté aux blocages institutionnels et politiques, elle avait dû rester en poste. Enfin, on y était. « Plus que trois jours. »
Elle se dirigea d’un pas léger vers le salon des ambassadrices pour le dernier conseil des ministres, retrouvant en chemin ses camarades. L’histoire s’écrivait pour la dernière fois dans ces dorures, et la suite appartenait déjà aux places de toutes les communes du pays. La République allait devenir enfin réellement démocratique.
Treize ans plus tard, 15 juillet 2043. Profitant de la fraîcheur du tilleul, elle lisait les nouvelles du jour. La vie quotidienne avait tellement changé en France depuis la révolution démocratique de 2030 qu’il était difficile pour beaucoup de se rappeler à quoi ressemblait le monde avant. [...]
* Extrait du texte de Charlotte Marchandise portant le mot Démocratie en 2043, Publié dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée.
Retrouvez la suite dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée. Dans toutes les librairies et sur le site lamersalee.com.