“Les Quotas Heureux”, 2043 par Yannick Roudaut

“Les Quotas Heureux”, 2043 par Yannick Roudaut

Les sans quotas fixes, ça vous parle ? Dans le monde de Yannick Roudaut, en 2043, les quotas carbone sont devenus aussi précieux que de l’or des années 2023.
10 July 2024
par Yannick Roudaut
6 minutes de lecture

Hier Yannick Roudaut, il se fait appeler Liberté en 2043. Dans son monde, on ne triche pas avec les quotas carbone sous peine de finir SQF…

Jonathan L. n’en revenait pas. Il tenait son ticket à la main en se grattant le crâne. Depuis le temps qu’il jouait, il n’y croyait plus. Combien avait-il dépensé en tickets de loto? Il serait bien incapable de le dire précisément. À presque soixante-cinq ans, il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de cette somme. « Me voilà millionnaire, comme on disait avant, se dit-il, millionnaire en kilos de carbone ! Il m’aurait fallu planter des dizaines de milliers d’arbres pour les gagner ces cent tonnes !»

Il glissa le ticket dans sa poche à fermeture en Velcro naturel d’inspiration chardon et enfourcha son vieux vélo en bois de bambou pour se rendre à la Caisse de compensation des quotas « toucher son ticket ». Le pédalier était un peu branlant et les roues, voilées. Le manque de graisse faisait couiner les freins. Au moins, avec ses nouveaux quotas, il pourrait s’acheter un vélo flambant neuf, un de ceux réalisés en céramique de coquillages, durables, solides, et légers. Oui, il allait le faire. Acheter un vélo, un bon, un solide. Le sien retournerait à la recyclerie et finirait sans doute en moulin à vent portatif ou en éolienne de jardin pour l’éclairage extérieur d’été. 

Il prit la rue Réaumur et pédala doucement, l’esprit vagabond, vers «la Caisse», comme on disait. Après quelques minutes et beaucoup de crissements du pédalier rouillé, il arriva à proximité de l’imposant édifice de l’ancienne Bourse. La file des «sans quotas fixes », les SQF, était déjà longue devant la porte dérobée à l’arrière du bâtiment. Certain·es avaient garé leur voiture dans la rue adjacente, n’ayant plus de quotas pour le carburant. Ils et elles dormaient dans leur véhicule, derrière leurs vitres fumées et y cuisinaient aussi. Il faut dire que ces voitures fabriquées dans les années 2020, aux allures de tanks, armés de pneus surdimensionnés étaient spacieuses et pouvaient facilement être recyclées en camping-cars. Les voitures s’alignaient, pare-chocs contre pare-chocs, à quelques dizaines de mètres de la Caisse. 

Les sans quotas fixes faisaient la queue tôt le matin, comme l’avaient fait avant eux les demandeurs et demandeuses d’asile devant les préfectures. Ils et elles portaient des vêtements autrefois très chers, bardés de logos, crocodiles, flèches, virgules et autres signes d’un temps révolu. Ces gens qui n’avaient jamais manqué de rien par le passé, pour qui l’assistanat était inconcevable, se retrouvaient dans une situation des plus inattendues et inconfortables. Les SQF étaient cette frange de la population qui avait enfreint les règles. 

Se croyant plus malins que les autres, ils et elles avaient triché pour se payer une petite semaine de soleil aux Baléares, ou trafiqué leur compte personnel de quotas pour s’acheter un rôti de bœuf ou une entrecôte vendue sous le manteau dans les bas-fonds du XVIe arrondissement. Résultat, ils et elles avaient été suspendues de quotas pendant six mois à un an, selon la gravité du délit, afin d’apprendre à vivre avec moins. Et mises sous tutelle pendant la durée de la suspension. 

Chaque semaine, la Caisse leur distribuait les quotas minimaux dont ils et elles avaient besoin pour vivre dignement, se nourrir, se vêtir et se payer leur consommation d’énergie. Une sorte de quota universel qui permettait à chacune de vivre, sans extras, certes, mais de vivre. Jo soupira. «Comment peut-on encore être aussi dépendant de l’hyperconsommation et du gâchis ? Ils n’ont pas le sens des communs, ces gens-là!» Ça le dépassait... Jo n’arrivait pas à comprendre qu’il pouvait y avoir encore autant de resquilleur·ses après quinze années d’une économie sous quotas. C’était la norme maintenant. Fallait s’y faire ! 

L’effondrement du système financier international lors du fameux krach de 2029 et les catastrophes climatiques à répétition avaient sonné la fin de l’insouciance. L’argent avait fait pschitt et le carbone était devenu la nouvelle monnaie d’échange. L’économie du contentement s’était imposée grâce aux quotas, outil à la fois contraignant et pédagogique, afin que les comportements changent. 

Jo réfléchissait en regardant la file de SQF. Il se gratta le crâne, comme à chaque fois qu’il réfléchissait. Il était vrai que, trois tonnes d’équivalent carbone par an, ce n’était pas beaucoup pour voyager dans les quelques avions encore en service ni pour acheter une voiture solaire ou se payer un petit extra, mais ceux et celles qui traversaient l’Europe en train, mangeaient local et non carné, ceux et celles qui recouraient aux objets low-tech ou biocomposés s’en sortaient très bien. 

« Très très bien », se dit Jo en hochant la tête de haut en bas. En revanche, pour les accros du futile, pour les nostalgiques du Black Friday, la descente avait été brutale. Exit les petits week-ends en avion au soleil ou la virée express dans les Alpes. «De toute façon, se dit Jo, ça concernait moins de dix pour cent de l’humanité. C’est pour eux que la rupture a été dure. Maintenant, il faut qu’ils et elles apprennent à vivre autrement qu’en déforestant Bornéo et la forêt amazonienne. On a bien le droit de se faire plaisir. Mais pas au détriment des animaux, des végétaux, et surtout pas des enfants ! » 

Pourtant certain·es n’y arrivaient toujours pas. Ils et elles voulaient continuer, quoi qu’il en coûte, à encombrer leur vie et leurs poubelles d’objets jetables de consommation d’un temps révolu. Quelques petit·es malin·es avaient senti le vent tourner dès 2028 : ils et elles étaient parties se réfugier à Dubaï ou à Genève. Mais, aujourd’hui, c’en était fini des migrant·es consonomiques. Les frontières de ces deux ghettos étaient fermées, de l’extérieur. On leur foutait la paix, à condition qu’ils et elles ne viennent pas entraver la grande mutation sociale, économique et politique en cours. Une décision citoyenne avait été de les circonscrire dans ces enclaves privées d’avions, de pâte à tartiner industrielle et de viande animale. 

«Une mesure, certes, un peu radicale, concéda Jo, mais avions-nous vraiment le choix ? Pas vraiment. Et puis, ils n’étaient pas malheureux dans leurs parcs d’attractions à ciel ouvert... Des camps cinq étoiles en quelque sorte. Des cours de cuisine végé leur étaient offerts ainsi que des tutos pour s’adonner au Do it Yourself. Histoire de déconstruire leur conception de l’épanouissement pour se réinsérer. Ils et elles étaient libres de revenir. » Jo soupira. Une altercation entre des SQF venait d’éclater. Un homme âgé tentait de doubler la file sous prétexte qu’il avait été « je ne sais quoi » par le passé. 

Depuis les événements de 2030, de nombreux progrès avaient été réalisés dans l’usage des ressources, dans la gestion des communs, comme l’eau, et dans la fabrication d’objets du quotidien. « La vie en 2043 est très agréable », se dit Jo. Il avait été autrefois un cadre stressé d’une entreprise internationale, spécialisée dans la vente de biens obsolètes et mortifères, considérée à l’époque comme un fleuron du capitalisme européen. « Un fleuron, j’t’en ficherais, moi, des fleurons », se dit Jo en ruminant de vieux souvenirs douloureux. Quarante-cinq heures de travail hebdomadaires, cinq semaines de vacances par an, des séminaires de motivation, de team building, des SMS jour et nuit signés ASAP, des journées à ramasser les déchets dans la campagne pour décrocher le BET – «Bonne Entreprise où Travailler» –, des formations à la RSE pour vendre plus de produits futiles, mais emballés dans du papier recyclé... 

«La planète le vaut bien », comme on disait à l’époque. « Les jeunes ont bien eu raison de s’emparer du pouvoir en 2027, d’aller voter pour leurs candidat·es à eux, soucieux·ses des communs, et non pas pour des prédateur·ices à l’ego destructeur.» Jo cracha par terre. Cette période lui laissait une amertume dans le fond de la gorge. [...]

* Extrait du texte de Yannick Roudaut portant le mot Liberté en 2043, publié dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée.

Retrouvez la suite dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée. Dans toutes les librairies et sur le site lamersalee.com.