“La fin des Gafam”, 2043 par Pierre Cattan

“La fin des Gafam”, 2043 par Pierre Cattan

En 2043, les Gafam ont tiré leur révérence. Une notice wikipédia permet de découvrir leur grand remplacement.
10 July 2024
par Pierre Cattan
5 minutes de lecture

Nous sommes en 2043, Pierre Cattan porte le nom de Tenero. Sur son ordinateur, un texte issu de la page Wikipédia, copyleft retrace l’histoire de feu les Gafam.*

Les géants économiques d’Internet

Les cinq principales sociétés technologiques constituées en oligopole après l’apparition d’Internet, au début du XXIe siècle, sont dénommées « Gafam », d’après l’acronyme réunissant Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft. Dès les années 2000, ces sociétés privées, fondées la plupart du temps par des concepteurs, deviennent aussi puissantes que des États. Elles conçoivent et commercialisent les outils qui marquent la révolution numérique à l’aube du troisième millénaire : ordinateurs personnels, smartphones, tablettes, objets connectés, etc. Tout ce qui fait la grandeur et la décadence des

« Quatre-vingts Négligentes » (1945-2025)

Les Gafam popularisent les services qui allaient transformer l’économie mondiale et notre rapport au travail : courriel, moteur de recherche, messagerie instantanée, géolocalisation, cartographie, bureautique, stockage de données en ligne. Ce qu’on appelle la « troisième révolution industrielle » bouleverse les rapports au temps et à l’espace. 

(...)

L’âge d’or des Gafam

Dans les années 2020, les Gafam connaissent leur âge d’or avec l’apparition de l’intelligence artificielle grand public et la commercialisation des données personnelles à grande échelle. Les tâches répétitives sont déléguées aux algorithmes et les bénéfices records des Gafam proviennent en grande partie de la vente des données personnelles de leurs usager·es à des annonceurs, par le biais de la publicité en ligne. Les services proposés par les Gafam sont la contrepartie d’un travail non rémunéré des usager·es pour qualifier les données des carrefours d’audience, comme Google Maps. 

Jusqu’en 2030, les Gafam investissent massivement dans les infrastructures de l’Internet haut débit. Dans l’esprit des fondateurs, le virtuel fait la promesse d’un monde débarrassé de supports physiques, comme le courrier postal, les livres papier, les disques ou encore les boutiques. 

Mais, l’utopie d’un Internet écologique fait long feu. Les câbles sous-marins et les data centers sont implantés partout pour assurer des communications haut débit. Des constellations de satellites sont déployées pour assurer la connexion WiFi partout dans le monde. Des milliers de satellites sont ainsi positionnés en basse altitude. Le bilan carbone d’Internet dépasse même celui de l’aviation civile et représente jusqu’à 15 % de la consommation électrique mondiale dans les années 2020.

Chemin de fer et numérique : deux révolutions, une même histoire

Chaque révolution industrielle a son premier âge euphorique. Au XIXe siècle, grâce à la machine à vapeur, à la métallurgie et au charbon, la deuxième révolution industrielle a permis au chemin de fer de se développer partout en Occident. Le transport des marchandises et des personnes se faisait à une vitesse inégalée jusque-là dans l’histoire humaine. 

Des entrepreneurs privés ont fait fortune avec les lignes de chemin de fer, devenant des capitaines d’industrie dans une économie totalement dérégulée par les transformations en cours. Les faillites retentissantes d’un grand nombre de compagnies dans la seconde partie du XIXe siècle ont entraîné un phénomène de concentration au profit d’une poignée d’entreprises privées. 

Au bout de quelques décennies, les gouvernements ont jugé que la mobilité devenait une affaire de droit des citoyens. Ils ont alors nationalisé les chemins de fer, d’abord en Belgique, puis dans de nombreux pays, comme aux États-Unis, en France ou en Grande-Bretagne. C’est ainsi que les coûts des infrastructures ont pu être augmentés pour permettre des liaisons internationales et assurer des prix de titres de transport régulés. Les chemins de fer ont ensuite été volontairement éclipsés par les transports routiers et aériens, reléguant le train à une image passéiste. Ici encore, le récit du progrès embellissait les nouvelles technologies pour les imposer.

Les débuts de la révolution Internet sont marqués par cette même euphorie des pionniers. L’innovation technologique entraîne des usages fondés sur de nouveaux services. Ces services se démocratisent et transforment en profondeur la manière de vivre des humains. Comme le chemin de fer, la révolution numérique s’est déployée jusqu’à faire naître des services d’intérêt général dont on ne peut plus se passer. Au début du XXe siècle, les gouvernements courtisent les Gafam. Ils sont même exemptés d’impôts en Europe pendant plus de vingt ans. Ils deviennent hégémoniques vers 2025 et leurs relations avec les États souverains se tendent peu à peu. 

C’est la délicate question du commerce juteux des données personnelles de leurs usager·ères qui met le feu aux poudres. Les consommateur·rices se sentent floué·es et exigent des droits. Ce sont les revendications des citoyen·nes qui vont progressivement éteindre l’Internet des services pour faire la place à l’Internet public.

Déclin et mort des Gafam

Mais c’est principalement sur le plan juridique que les Gafam s’effondrent au début des années 2030. L’interdiction des algorithmes publicitaires au grand procès de Bangalore de 2031 est considérée par beaucoup comme le début du déclin des Gafam. C’est en effet à Bangalore que la « coalition des vivants » mène une action collective massive pour interdire la publicité liée aux données personnelles. Les juges de la Cour suprême de l’Inde retiennent le bien-fondé du principe constitutionnel de l’intégrité physique et morale des citoyen·nes pour interdire les algorithmes publicitaires, « qui entrent en nous malgré nous », selon la célèbre formule de l’avocate Jaya Petrusha, prononcée lors de sa plaidoirie.

La jurisprudence de Bangalore est reprise partout.

Dès 2035, l’interdiction des manipulations massives entraîne la mise en faillite des Gafam. En même temps qu’ils perdent leurs revenus issus de la vente des données, ils doivent s’acquitter d’une pluie d’amendes totalisant dix-sept mille trillions de dollars fin 2033. Les usages numériques se transforment également sous la pression des crises économiques, sociales et climatiques. Contraints de maîtriser leur empreinte énergétique dans le monde entier à la suite de la Déclaration des droits des vivants de 2027, les usager·es se tournent vers les low-tech qui connaissent alors un essor fulgurant.

Face aux pénuries chroniques (en eau, en énergie, en câbles, en terres rares, etc.), le besoin de communiquer s’ajuste à l’essentiel : échanger des informations et accéder aux connaissances, à l’éducation et à la culture. C’est désormais dans les FabLabs que la révolution Internet du low-tech se poursuit : réparation, réemploi et recyclage des ordinateurs permettent de nouveaux modes d’accès à Internet, avec des usages raisonnés.

De la high-tech à la low-tech

Depuis les origines d’Internet dans les années 1960, une autre toile se développait. Ses pionniers étaient des pirates, des universitaires et des ingénieurs qui déployaient des outils plus légers, mais puissants, même si très peu de gens les utilisaient à l’époque.

Modifiable, gratuit et non commercial, l’Internet libre se développe lentement, faute de financements. Une communauté

très minoritaire anime cet Internet libre, préparant les outils de la révolution suivante, celle du « tout vivant ». Si les Gafam faisaient partie du problème, alimentant la société de consommation à plein régime par ses incitations publicitaires et ses mécaniques addictives, les low-tech s’imposent comme solution pour articuler les systèmes de régulation énergétique et d’optimisation des ressources. 

Avec la gestion des déchets recyclés et la réduction des fonctionnalités aux besoins essentiels de la population mondiale régis par la Convention des droits des vivants, l’Internet libre est l’outil numérique global des politiques du Grand Frein humain apparues en 2035. L’Internet se réinvente de façon radicale : gratuit, non commercial et réduit aux besoins essentiels. La page des Gafam est tournée quarante-cinq ans après l’apparition de l’Internet grand public, le World Wild Web.

Internet public minimal

C’est l’explosion de l’Internet libre de la fin des années 2030 qui amènera l’Internet public minimal. […]

* Extrait du texte de Pierre Cattan portant le mot Tenero en 2043, publié dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée.

Retrouvez la suite dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée. Dans toutes les librairies et sur le site lamersalee.com.