“La cité imaginée”, 2043 par Eve Gabrielle Demange

“La cité imaginée”, 2043 par Eve Gabrielle Demange

Nous sommes en 2043, Eve Gabrielle Demange nous emmène dans sa cité imaginée, une ville sous terre où les fours de l’Étoile solaire sont tournés vers le ciel.
10 July 2024
par Eve Gabrielle Demange
6 minutes de lecture

En 2043, Eve Gabrielle Demange est devenue Rêves. Dans son monde à elle, la Cité imaginée se déploie six pieds sous terre et les cent soixante-seize fenêtres de la bibliothèque souterraine forment une spectaculaire mosaïque de verre. Visite.*

Aux êtres invisibles, qui vivent dans les profondeurs secrètes du monde de la vie. Elle respira l’odeur de la terre réveillée trop tôt. La sève remontait dans les troncs endormis, mais l’air ne bougeait pas, figé dans le souvenir de l’hiver. Perchée sur un rocher, elle observait le cœur du village battre au milieu des arbres. Son oreille fine l’avait avertie bien avant les sentinelles de l’arrivée de la bulle solaire. Elle entendait les cris des vautours, hauts dans le ciel, sur plusieurs kilomètres à la ronde et celui du corbeau qui la suivait partout. Mais pour le moment, elle avait choisi de focaliser son attention sur la rumeur joyeuse qui venait de la Cité imaginée. Elle écoutait bruisser les conversations et sonner les rires. Elle entendait les verriers frapper avec entrain sur leurs boules en fusion, les marteaux des recycleurs démonter des roues et ceux des réparateurs remonter d’autres roues.

Elle se chauffait le dos au soleil. Elle savait que les rayons amenaient la promesse d’un bon repas en bas dans la Cité. Elle avait passé la journée précédente à chasser. Sans succès. Sa matinée n’avait pas été plus fructueuse et la faim lui creusait l’estomac. Voilà deux semaines qu’elle avait quitté sa famille. Il lui fallait apprendre à survivre par ses propres moyens, tracer son chemin, mais elle manquait encore d’expérience.Tout était plus difficile sans l’énergie collective et la connaissance des anciens. Elle scrutait le village et songeait aux étranges, mais délicieux pâtés qu’on y mangeait.

Elle avait vécu là-bas dans les premiers temps de sa vie. La femme aux cheveux blancs l’avait sauvée alors qu’elle était gravement blessée. Elle l’avait emmenée dans sa drôle de maison sous terre. Là, la guérisseuse l’avait soignée, nourrie, choyée. Elle lui avait donné un nom. Tala. Tala avait découvert ce monde enterré dans lequel chaque chose, chaque surface, chaque pièce, portait une odeur si particulière. Elle avait appris à se mouvoir dans les vastes tanières baignées d’une lumière feutrée. Elle avait appris à savoir qui entrait dans la maison en écoutant le son de la voix et le rythme des pas. Plus tard, elle avait repris sa liberté. Mais elle revenait sans cesse à cette Cité, comme aimantée par le sentiment de sécurité et de bien-être qu’elle avait ressenti là-bas. Elle s’y sentait aimée, crainte et admirée. Elle naviguait entre son univers à elle, fait d’espaces, et celui que cette communauté à part tissait sous la terre.

Tala tendit l’oreille. Un son particulier s’élevait maintenant de la Cité, un son aigu qu’elle connaissait bien. Elle attendit encore un moment, puis s’élança vers le village. Ses pas s’enfonçaient dans la terre ivre de soleil. Elle mit à peine un quart d’heure pour atteindre les premiers arbres de la forêt maraîchère. Alors elle ralentit sa course. Elle étudia la sente qui plongeait vers la Cité imaginée. Les troncs, les empreintes et les odeurs lui parlaient. Le sol offrait un vaste panorama des allées et venues des vivants. Elle examina les crottes qui séchaient dans le chemin. Tout indiquait qu’un renard avait traîné là, et sans doute aussi une hermine. 

Plus loin, les feuilles mangées racontaient le passage d’une harde de chevreuils. Est-ce que l’hermine était passée avant le renard ? Et si oui, l’avait-il mangée ? Il semblait que non. Aucune marque de sang. Elle fit le tour des traces laissées par les sabots des sangliers, admira la file d’une colonie de fourmis en pleine activité printanière. Perché sur la branche, le corbeau croassa. Tala abandonna son enquête et se remit en chemin vers le cœur de la Cité imaginée.

« Ah ! regardez, voilà Tala ! »

Le boulanger la salua. Elle passa sans s’arrêter. Le corbeau se percha sur le toit de la boulangerie. Le village vibrait et ronflait comme un ours caché dans un fatras de feuilles mortes. Ici, la terre continuait sa vie. Ses veines battaient lentement, irriguaient le coeur noir du monde, abreuvaient d’amour les êtres réfugiés dans ses ténèbres. 

Elle passa devant les fours de l’Étoile solaire, vaste corolle de miroirs tournés vers le ciel, et s’engouffra dans l’escalier plongeant de la bibliothèque derrière un groupe de jeunes gens qui visitaient le lieu. Beaucoup de monde s’arrêtait à la Cité imaginée. La ville enterrée se situait sur le chemin qu’empruntaient les voyageurs pour remonter vers le nord en direction de Millau. 

Tala descendit les premières marches et s’arrêta, un peu effrayée comme à chaque fois. Une large baie vitrée s'ouvrait au-dessus du vide. Elle donnait sur un vaste puits de lumière d’environ vingt-cinq mètres de diamètre. Sept mètres plus bas, une terrasse de bois, ronde et verdoyante, tapissait le fond. Le groupe se trouvait au deuxième étage – ou plutôt au premier sous-sol – d’une confortable bâtisse souterraine organisée autour d’un axe circulaire sur une dizaine de mètres de profondeur. Les vitres, semblables à celles qui composaient les héliodomes de la Cité, encerclaient la terrasse sur toute la hauteur de la maison.

« Il y a cent soixante-seize fenêtres exactement », précise le jeune guide au groupe de visiteurs qui se tenait plus bas. Il portait, rabattu sur l’arrière à la mode des gens de la Cité, un béret de laine coloré qui tranchait sur sa peau noire. « Elles éclairent l’intérieur de haut en bas et captent l’énergie de la lumière. La fabrication des maisons souterraines est la spécialité des habitants de la Cité imaginée. »

Il désigna le cercle de ciel bleu. « La bibliothèque est totalement invisible pour les satellites. Et surtout, elle reste au chaud l’hiver et au frais l’été grâce aux propriétés isolantes de la terre. Nous habitons là pendant les canicules et les tempêtes. Quand il fait 50 °C en surface comme l’été dernier, la température du sol à trois mètres de profondeur varie entre 15 et 17 °C, ce qui nous permet de garder les pièces de la maison à 20 °C sans dépenser aucune énergie. » 

Arrivés au troisième sous-sol, ils débouchèrent sur le jardin au fond du puits. Il faisait froid, mais moins qu’au niveau de la terre. De là où ils se trouvaient, l’extérieur ressemblait à une lune de ciel encerclée d’épines. Tout autour d’eux, les cent soixante-seize fenêtres de la bibliothèque souterraine formaient une spectaculaire mosaïque de verre. Malgré l’épaisseur de la terre, l’oreille fine de Tala percevait encore la mélodie étouffée des carillons de métal qui tintaient en surface.

« Venez, je vais vous conduire à la bibliothèque de la Cité. » Le petit groupe traversa le jardin jusqu’à une large porte de verre. Tala les suivit. Au-dessus de l’entrée, ils lurent en lettres de bois sculptées : « La brebis qui lit » .

«Autrefois, c’était une librairie installée dans l’ancienne bergerie du marché de Montredon, mais la collection grossi et certains livres sont tellement précieux que nous avons fini par créer cette bibliothèque aux Racines. Allez,on y va ! » La baie vitrée glissa en silence.

Ils pénétrèrent dans une vaste pièce courbe. L’odeur du bois saisit Tala sur le seuil. Les lattes irrégulières du plafond, couvertes de nœuds, semblaient provenir de différents meubles recyclés. Leurs étranges yeux bruns suivaient les faits et gestes des visiteurs. Une belle terre brune tapissait le sol. Le guide au béret se baissa pour la caresser.

« C’est de la terre crue du Larzac. Vous en verrez partout dans la Cité imaginée. Nous déconstruisons une partie des maisons du monde d’en haut pour les reconstruire sous terre. Nous réutilisons tout : les pierres, les planches, les vitres et les lauzes, les fils électriques, les tuyaux et le mobilier. Nous utilisons aussi les matériaux naturels, comme la terre ou les fibres végétales. Nous suivons l’exemple des renards, des loups et des lièvres. La Cité se fait discrète pour rendre le causse à la vie sauvage. » […]

* Extrait du texte de Eve Gabrielle Demange portant le mot Rêves en 2043, publié dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée également inspiré de La Part cachée du monde, roman aux éditions La Mer Salée.

Retrouvez la suite dans Les Utopiennes, des nouvelles de 2043, éditions La Mer Salée. Dans toutes les librairies et sur le site lamersalee.com.


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