Décompte philosophique

Décompte philosophique

Un conte qui compte le temps et le voit s’accélérer et nous décérébrer. L’intelligence artificielle n’y est pas pour rien. Et si c’était vrai ?
29 October 2024
par Vianney Louvet
4 minutes de lecture

Elle a grandi dans un monde où jamais l’intelligence n’était qualifiée d’artificielle. Et puis les années ont passé. Et nous sommes en 2040 et l’IA n’est plus seulement la règle mais aussi celle qui la fixe. Un conte qui finit bien, vous verrez. 

1990, elle se balade sur le Mont Dol. Elle fait un peu tout et rien, rêve de tout et de rien. D’écrire, par exemple. Un jour, elle sera journaliste, elle regardera le monde, le décrira, créera des choses et les gens vivront un peu mieux grâce à elle. Sur le chemin, ses parents proposent de s’arrêter à Dol-de-Bretagne dans un bistrot qu’elle n’avait jusqu’alors jamais repéré : “Le silence du délice”. L’odeur irrésistible du plat du jour les fait craquer, ils repartent le ventre plein, avec en prime une tarte aux fruits offerte par la maison. Inspirée par cet instant aussi délicieux qu’imprévu, elle rédige pendant ses vacances un long poème sur les joies simples. Poème qu’elle affiche quelques semaines plus tard sur les murs de son école. “J’aime beaucoup” commente sa maîtresse, enthousiaste. Une semaine de rédaction pour mettre au monde ces quelques vers. “Le temps, c’est précieux”, comme dit sa maman, et là ça valait le coup de le prendre, ce temps.

2000, elle publie sur son blog son tout premier article. Cela parle de ce restaurant de son enfance “Le silence du délice”, devenu repaire familial de l’époque, dites les années Dol auxquelles elle repense souvent. C’est sa madeleine de Proust à elle, son tableau extirpé de l’enfance, son intimité passée. Le partager sur la toile est intimidant. Après avoir relu les 3 pages de son article intitulé “La douceur du délice”, elle valide le tout et publie son texte. Quelques jours plus tard, elle croise une famille voisine, qui a lu son article avec attention. “On a beaucoup aimé” lui lancent les parents. “Et puis tu as dû y passer beaucoup de temps. C’est précieux le temps, tu sais”.

2010, elle commence son tout premier stage de journalisme. Aujourd’hui, elle a rendez-vous à 11h à Dol-de-Bretagne, pour couvrir l’ouverture d’un nouveau restaurant, successeur de celui qui berça son enfance. Celui-ci s’appelera, en clin d’œil à son prédécesseur “Le bruit du délice”. Le lendemain, elle rédige un premier jet de son article et le propose, le cœur battant, à son responsable. Il le lit, rature quelques paragraphes et lui dit qu’il “aime beaucoup” et aussi que “pondre ça en 24 heures, c’est prometteur. C’est précieux le temps”. Elle est ravie. Tout commence.

2020, elle travaille depuis maintenant 2 années en tant que responsable “Actus et faits divers en Bretagne”. Ce matin, elle a besoin de remettre les mains dans le cambouis, elle décide d’accompagner ses équipes sur le terrain, la saveur de la rencontre lui manque. Et elle choisit avec un brin de nostalgie de se rendre à Dol-de-Bretagne, 10 ans après sa dernière visite, où un nouveau repreneur lance son restaurant. “L’accélération du délice”. Après un bref échange et quelques photos, elle rédige dans le train du retour un petit paragraphe pour promouvoir le lieu et le publie sur facebook. “J’aime beaucoup” dit un inconnu en likant son post quelques minutes seulement après l’avoir mis en ligne. “Ces réseaux sociaux me font gagner un temps fou” pense-t-elle, “et le temps, c’est précieux”. 

2030, son sommeil est en grève. Une dirigeante de médias, qui plus est le sien, dernier média indépendant de l’époque, est parfois soumise à rude épreuve. Ce matin, la décision n’était pas facile à prendre, mais elle décide finalement de laisser la responsabilité de rédacteur en chef à l’intelligence artificielle qui, ces dernières années, n’a cessé de gravir les échelons dans l’équipe. La directrice du groupe note ce matin avec amusement que cette même intelligence artificielle a décidé de publier un article sur “L’explosion du délice”, une énième version de ce restaurant mythique de Dol-de-Bretagne. Restaurant dont la carte, le réapprovisionnement et même certains plats sont eux aussi désormais confectionnés par une IA. La directrice s’émerveille de la qualité du style de l’article et de sa rapidité d’action. « J’aime beaucoup » commentent un certain nombre de profils sur les réseaux. Des profils certainement non-humains : à peine 7 secondes se sont écoulés avant le flot de cœurs et de commentaires dithyrambiques. Une question la traverse : “Est-ce précieux le temps ?”

2040, elle annonce à son équipe la fin de leur aventure professionnelle. Tous se regardent en silence. Non loin de là, les IA publient une cinquantaine d’articles à la minute, et autant d’images, et autant de vidéos. Dans le même temps, d’autres machines se chargent “d’aimer beaucoup”, et de “gagner du temps, parce que c’est précieux le…”.

2041, elle se balade sur le Mont Dol et ne sait plus si elle rêve ou vit. Les humains sont entrés dans ce que certains appellent désormais “L’ultime expulsion”. Ou plutôt “sont sortis”. Désormais les IA et les structures et objets connectés qui les portent sont autonomes. La vie médiatique est trop rapide à suivre pour un cerveau Sapiens. S’est donc petit à petit formée une bulle, indépendante, délestée de toute intervention humaine, produisant une quantité d’information tellement gigantesque et fulgurante qu’aucun esprit non-artificiel ne peut la capter. Et les humains sont désormais ce radeau abandonné à la puissance dévorante des vagues d’un monstre technologique que plus rien n’arrête. Et les humains observent, inanimés, le reste des ressources planétaires se faire avaler sans même comprendre comment ils en sont arrivés là. 

Elle se balade et elle vient d’avoir une idée. Elle réunit autour d’une table ses 3 meilleurs amis et leur propose de lancer ensemble “L’Artelligence Intificielle”. Un mouvement artistique, intérieur et offensif reposant sur 3 règles : 

  • Laisser le temps gagner plutôt que d’essayer d’en gagner,
  • Transformer tout artifice en art,
  • Donner une priorité absolue à l’intelligence intérieure.

2042, “l’Artelligence Intificielle” a réveillé l’humanité. La machine a d’abord cessé d’accélérer, puis ralenti, le bruit est devenu silence et les esprits sont lentement sortis d’une hibernation longue de plusieurs décennies. Elle se balade sur le monde Dol, et elle le sent, la vie n’est plus très loin, intelligente et lente, quelque part au milieu du vent.