“Je n’aime pas la dystopie. Ou plutôt je n’en peux plus.” Ainsi commence le livre collectif que Kiyémis, autrice, poétesse et conférencière vient de sortir : “Pour la joie, une ode à la résistance poétique et politique”. 160 pages écrites à plusieurs mains en forme de manifeste pour ré-enchanter les luttes, cultiver l’espoir et faire de la joie un droit, une force et une stratégie pour toutes et tous. Un soir de novembre où le ciel était bien bas, Kiyémis m’a confié sa vision de la joie. Et c’était vraiment bien.
En 2023, vous avez lancé l’émission Rends la joie, aujourd’hui vous publiez l’ouvrage collectif “Pour la joie”, la joie ça représente quoi pour vous ?
La joie et moi c’est une longue histoire. Lorsque j’étais petite, j’appartenais à la catégorie des enfants joyeux, on me disait que j’avais la “joie facile”. J’ai grandi et il y a eu la rencontre brutale avec l’injustice, avec le monde réel notamment parce que mon frère était en permanence contrôlé au faciès. Moi, qui croyais encore très fort à la devise républicaine "liberté, égalité, fraternité”, j’ai été très déçue par ce monde. À la vingtaine, j’ai basculé du côté de la colère qui s’est alors imposée comme un moteur. Une colère politique, militante, nourrie de lectures, de manifestations, de combats. J’ai écrit beaucoup de choses sur ce sujet et à un moment, tout ce discours a fini par me plonger dans une sorte d’apathie, de brouillard et même de dépression, ce n’était plus fertile. Je ne voyais plus comment demeurer dans ces espaces où le monde doit changer en étant simplement survivante. Je voulais être vivante. Et puis je me suis rappelée ce que me disait ma mère depuis longtemps : n’oublie pas la joie !
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La joie, vous la pensez comme un outil politique, une manière de voir le monde, vous écrivez page 11 “Il y a de la puissance dans la joie”, que voulez-vous dire ?
Pour moi la joie est un bouclier contre les mensonges, une manière de se rappeler que tout n’est pas figé. Grâce à la joie, nos corps, nos imaginaires, nos émotions, peuvent se libérer des carcans imposés. Elle est transformation, elle est interruption, elle casse les cycles de la peur, elle renverse les logiques de domination. Aujourd’hui, on voudrait nous faire croire qu’il faut être cynique. Mais le cynisme et le pragmatisme ça sert à se protéger. Dans la joie, il y a de la vulnérabilité au danger. La joie ce n’est pas être aveugle au monde, au contraire. On peut choisir d’être en joie après avoir traversé l'hiver. Savourer cette lumière, ce n’est pas une posture innocente mais plutôt délibérée et consciente : décider devant l’oppression de demeurer en vie, vibrant ou vibrante. Aujourd’hui, je ne nie pas la situation dans le monde, je ne nie pas la tristesse. Je souhaite juste montrer une autre voie. La joie transforme l’indignation en trajectoire, elle ne s’oppose pas à la rage, elle la nourrit d’un horizon.
Quand on parle de joie, on vous prend souvent pour une Bisounours ou une personne un peu niaise, vous répondez quoi à cela ?
Être niaise, ce n’est pas dégradant pour moi, au contraire, j’estime même que c’est un miracle, un privilège que j’aimerais garder. Ça me donne de l’espace pour ressentir, pour avoir une autre vision du monde. La joie ça peut nous servir comme manières d’imaginer ce à quoi les luttes vont servir, être un outil de penser les mondes d’après. Avec la joie, on ne lutte pas juste contre quelque chose, mais parce qu’on considère qu’elle est un droit inaliénable et que tout le monde devrait y avoir accès plusieurs fois par semaine. Dans cette perspective on peut se demander à quoi ressemble un monde joyeux, une famille joyeuse, une ville joyeuse et ensuite se poser la question de ce qui empêche cela. La joie, c’est un élan de vie que l’on se doit de maintenir.
Il y a mille façons de convoquer la joie, chez vous, elle se matérialise comment ?
La joie se manifeste de plein de façons chez moi, dans les lieux de rencontres, de connexion comme les fêtes et les rassemblements. Être dans la foule, unis par un idéal, c’est beau. Lutter contre quelque chose, participer à l’érosion d’un système, se dire qu’on est plein, qu’on y croit, ça me fait tellement de bien. J’aime aussi passer du temps à regarder le ciel, ça peut sembler banal mais ça me met en joie toute cette beauté, tout comme la poésie, le plaisir de partager du temps avec les autres… Tout ça fait repousser la peur en moi.
Il semblerait aujourd’hui que notre muscle de la joie soit un peu atrophié, comment fait-on pour lui redonner du tonus ?
Pour commencer, il est bon de limiter certains discours nauséabonds, certaines visions qui nous enferment dans le cynisme. On a besoin de faire de la place dans nos imaginaires et pour cela il faut dédier du temps à la joie, retirer des choses dans nos vies pour l’accueillir. Aussi, la joie a cette faculté de nous ramener dans l’instant. Lorsque je me rappelle que la vie n’est pas acquise, que tout ce que l’on a, on peut le perdre : avoir un toit, de quoi se nourrir… ça me permet de mieux savourer l’instant présent. N'oublions pas également que la joie, comme l’amour, ne demande pas la perfection. Elle demande juste qu’on y croie, un peu, qu’on lui ouvre une porte, qu’on l’appelle par son nom, qu’on la prépare, qu’on lui dresse une table. On m’a dit que la joie n’avait pas d’histoire, que le bonheur était ennuyeux, qu’il fallait du conflit. Aujourd’hui, je pense exactement l’inverse.
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Photo de Une : ©Adeline Rapon
