De jour en jour, le mot “absurde” fleurit pour qualifier ce monde qui nous entoure. Les guerres ? Absurdes. Le climat ? Absurde. La politique ? Absurde. Mon boulot ? Absurde. Trouver un sens à tout ça ? Absurde aussi ? “Pouce”, comme diraient les enfants qui jouent au “loup-délo”. Pouce, donc. Arrêtons-nous au milieu de cette mer d’absurdités et tentons de traiter le mal par le mal. Et si la réponse à l’absurde était un autre absurde ? Notre proposition du jour : répondre à l’inouïe violence, à l’inconcevable théâtre du monde par… l’émerveillement.
Le poète Christian Bobin a parfois des formules d’abord incompréhensibles, voire insupportables : “L’émerveillement n'est pas l'oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l'amer et le sombre”. Contempler la mort ? Contempler ceux et celles qui tombent à Gaza, au Soudan ou en Ukraine ? Contempler les plantes qui sèchent sur une terre privée d’eau depuis des mois ? Seule explication à ces mots absconds : ce poète ignore tout de la mort. Il ne fréquente que tulipes et rouge-gorges, ne s’est jamais frotté, dans sa chair, à la mort. Et les mots pour le dire viennent trop aisément.
Si votre lecture est assidue vous avez noté le “d’abord” du premier paragraphe. Malin ou maline que vous êtes, vous attendez le “ensuite” avec impatience. Je vous le donne de ce pas : ces mots insupportables d’abord, questionnent “ensuite”. Parce que lorsqu’on creuse un peu, on se rend vite compte que l’image du poète éloigné de toute souffrance est tout sauf vraie. Dans son ouvrage “La plus que vive”, Bobin parle de deuil. De son deuil, d’une femme qu’il a aimé passionnément, une certaine Ghislaine, et qui du jour au lendemain a cessé de vivre. Alors la douleur ultime s’est emparée de sa plume. Et dès lors, ses mots sonnent différemment et notre jugement avec.
Quel sens comprendre alors à cette phrase qui pose l'émerveillement comme notre capacité à contempler la mort ?
Peut-être y a-t-il là un indice à suivre pour nous, petits humains et humaines, un mystère, “ce presque rien” ou “ce je ne sais quoi” de Vladimir Jankélévitch, qui nous permettrait alors de continuer d’avancer quand tout tombe autour de nous.
L’émerveillement n’est pas qu’une chorégraphie de libellules
Avez-vous déjà fait l’étrange expérience d’imaginer le décès d’un proche et d’être poussé.e soudainement, dans la foulée de cette terrible vision, par une irrépressible envie de lui dire à quel point vous l’aimez ? De même, si vous avez perdu un jour un ou une proche, avez-vous déjà été traversé, au milieu des larmes, de la souffrance profonde, par des éclairs de vie, voire de joie intense ?
Mort et vie, sur le papier, semblent être les deux pôles les plus éloignés de notre existence. Et petit à petit, les bosses et creux de l’existence brouillent les pistes. Et alors l’épreuve devient un lieu où nos vies déshabillées ne gardent que la pureté de ce qu’elles sont vraiment. Une pureté à la dureté étonnamment joyeuse.
Mais alors quoi ? Que diable allons-nous faire dans la galère de la mort alors qu’on était censés parler d’émerveillement ? (N’hésitez pas à proclamer cette question comme l’aurait souhaité Molière, avec superbe). Tout est là justement : l’émerveillement a tout à voir avec notre monde déchiqueté de toutes parts. S’il y a mort, il y a vie. S’il y a ombre, il y a lumière.
Pourquoi et comment donner sens à cet émerveillement ? En déclinant ce terme de multiples manières, par exemple.
Il est possible, à certains moments de notre vie, de se laisser déborder par le présent.
S’émerveiller, c’est contempler
Vous suez, à grosses gouttes. Vos chaussures frottent à 8 endroits différents, ce qui donnera, tôt ou tard 8 ampoules purulentes. Vous avez trop chaud, ou trop froid, vous détestez ce moment, et encore plus votre frère, frais comme un gardon qui vous répète depuis 2 heures : “on est presque arrivés, vous êtes supers!”. Super toi-même. Et enfin, vous posez un dernier grand pas pour vous, petit pas pour l’humanité, et vous vous voilà devant le graal de cette randonnée : le point de vue. Méditerranée en face. Chaîne des Alpes derrière. Edelweiss balayés par le vent à droite. Manteau bleuté, aux franges d’or par-ci par-là et silence absolu pour couronner le tout.
Vous êtes face à la beauté. Point. Beauté telle qu’elle en devient mystère. Le mystère, c’est qu’à cet instant précis, vous vivez l’émerveillement sans vous en rendre compte. Vous contemplez, sans que votre cerveau vous dise “nous sommes en train de contempler”. Vous êtes stoppé.e net par un mur d’instant présent. Plus rien ne se passe, ou plutôt tout se passe, sous vos yeux et en vous. Et les mots de Pascal “Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre” s’envolent avec la brise, comme par magie.
Alors certes, il n’est pas commun de se trouver face à 360° de nature silencieuse et majestueuse mais au moins, on sait que ça existe. On sait qu’il est possible, à certains moments de notre vie, de se laisser déborder par le présent jusqu’à ce que la question même du sens de tout ça devienne sans importance.
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L’émerveillement comme étonnement
Tout ça a un petit goût de “revenez-y”. On a envie, dans notre routine quotidienne, de mimer ce frisson de l’été, cette fulgurance des splendides hauteurs, ce septième ciel qui vous fit d’ailleurs oublier très vite les ampoules. Alors vous commencez à traquer tout ce qui pourrait être susceptible de produire, à nouveau, cette décharge contemplative.
Et vous n’y arrivez pas. Alors vous vous faites aider. Et vous tombez sur ce livre S'émerveiller, de Belinda Cannone et son éloge du quotidien. Et vous commencez à comprendre qu’il y a encore mieux. Qu’il y a la même chose possible, mais plus souvent, plus simplement, et garantie sans ampoule. Vous continuez de faire appel aux autres, à Philippe Delerme, et son livre au titre évocateur “La vie en relief”.
L’émerveillement est profondément contagieux. Parfois, avant même d’être capable de s’émerveiller seul.e, comme un ou une grande, on s’émerveille de l’autre qui s’émerveille. On regarde un père regarder sa fille. On rit d’un couple qui rit ensemble. On pleure en voyant ce type pleurer au cinéma.
Les artistes ont également un talent vivifiant à nous embarquer dans le sillon de leur regard amoureux des choses. Écoutons -M- parler de ses créations musicales, Zaho de Sagazan de son groupe de zicos-amis, François Cheng de ses poèmes, feu-Barbara de ce qu’elle vit sur scène, écoutons-les et laissons-nous naturellement bercer par les rythmes de leur cœur émerveillé. Et petit à petit, sans nous en rendre compte, nous ferons comme eux et elles, nous nous surprendrons à nous émerveiller, de tout, d’un rien.
S’émerveiller sans l’avoir prémédité, s’étonner d’être soudainement comblé.e par si peu, voilà un délice qui fait de chaque instant un potentiel accident contemplatif.
L’émerveillement crée
C’est bien gentil ces éclairs de bien-être mais en dehors alors ? Retour à la crasse départ ?
Revenons à nos artistes. Eux et elles pourraient aussi nous conforter dans cette idée de l’émerveillement-seconde, fugitif. Un chant, explosion de joie et vlan, retour à cette démarche entamée sur impots.gouv.fr que je dois absolument terminer. Un spectacle de danse, explosion d’admiration et vlan, retour à mon trajet de 1h30 dans un bus bondé.
Heureusement, on a demandé à Glenn Gould ce qu’il en pensait, et, même décédé, il a eu la politesse de nous répondre : “L'objectif de l'art n'est pas le déclenchement d'une sécrétion momentanée d'adrénaline, mais la construction, sur la durée d'une vie, d'un état d'émerveillement et de sérénité."
S’émerveiller reviendrait donc à créer et vice-versa. Et si l’on va au bout des mots de ce bon vieux Glenn, nous sommes tous et toutes de potentiels artistes. Car oui, qui se lève le matin en disant “Je souhaite ne pas atteindre l’état d’émerveillement et de sérénité aujourd’hui, merci à vous” ? Personne. Cette recherche semble périlleuse, voire impossible. Et fort heureusement, sinon la création n’existerait point.
C’est parfois (souvent ?) au pire moment, dans cet interstice inconfortable où sérénité et émerveillement nous manquent cruellement, qu’un acte créatif, urgent, naît naturellement.
Hasta la revolucion
Faisons donc un bilan si vous le voulez bien. Nous avons remarqué que vous adoriez les citations. Celle-ci, d’Albert Camus, semble à la fois simple et complexe : “Les quatre conditions du bonheur : la vie en plein air, l'amour d'un autre être, l'absence d'ambition, la création.”
- La vie en plein air, c’est fait avec notre randonnée au sommet.
- L’amour d’un autre être, c’est fait avec celles et ceux qui, par ce qu’ils et elles sont, nous font nous émerveiller à leur suite.
- La création, c’est fait aussi et grâce à Glenn Gould, ça peut durer toute une vie…
Mais reste cette incongrue “absence d’ambition”. S’émerveiller semble être également synonyme de s’oublier. En étant complètement à sa place, complètement vivant.e et donc complètement là, on disparait à soi-même. Pleinement consacré.e à admirer les couleurs de ce soir d’automne, pleinement ouvert.e aux mots de cette femme sur scène, pleinement en retrait de la scène de l’instant.
Derrière cet émerveillement soulagé de nous-même se trouve alors une clé politique surpuissante. Et autant vous dire que les petits oiseaux et les fleurs vont prendre une dimension féroce et révolutionnaire.
Le comble de l’émerveillement, c’est la fin de l’ambition pour nous-même, elle-même transformée en ambition pour le monde, pour l’autre, pour ce que l’on voit. Tout ce dont manque nos élu.e.s … S’émerveiller parce qu’on veut que cet autre continue d’exister, de briller. Et en cela, s’émerveiller, c’est résister à ce monde qui détruit, c’est lutter pour cet autre en danger, c’est aimer, radicalement, violemment.
Alors, rassemblons-nous, écrivons un programme (“Le grand émerveillement” ? “L’émerveillement en marche” ? Non, il y a mieux) et ne rangeons plus jamais l’acte de s’émerveiller au rang des gentillesses inutiles de ce temps.
Vive la révolution émerveillement, longue vie à la contemplation.