Jacques Caen, papy fait de la résilience

Jacques Caen, papy fait de la résilience

Il est sans doute le doyen de LinkedIn. Jacques Caen, 97 ans, partage en ligne des morceaux de son histoire pour redonner de l’espoir. Non ce n’était pas mieux hier. Oui, les jeunes ont tout le pouvoir pour ré-enchanter demain.
04 December 2024
par Hélène Binet
5 minutes de lecture

Il publie des morceaux de son existence sur LinkedIn pour partager ses mémoires, faire des liens entre hier et aujourd’hui et donner de l’espoir. Jacques Caen est peut-être le doyen de ce réseau social professionnel qu’il utilise de façon très personnelle. Parce que les histoires ont encore plus de saveur lorsqu’elles s’échappent des écrans, un après-midi de décembre, je me suis invitée dans son salon parisien.

Tout commence par une notification, comme souvent sur LinkedIn. À l’heure du déjeuner, un post de Jacques Caen fait irruption sur mon fil adoubé par l’une ou l’autre de nos 42 connaissances en commun. Un post décoré de 4512 likes, 316 commentaires, 139 republications. Un post en forme de lettre qui commence par “Mes chers amis, j’espère que vous allez bien”, une formule que l’on emploie quand on a passé les trois quarts de sa vie au XXe siècle et qui se termine par “Je veux parler de la vieillesse, de la résilience, de la mémoire. Car on disait en 1942 qu’il n’y aurait aucun héritier ni aucune mémoire. Je vais leur prouver le contraire.” Derrière ce post, un profil énigmatique qui tient en quatre mots et un point : Jacques Caen, 97 ans. Une description lapidaire qui, en creux, qualifie le presque centenaire : être vieux et rester dans la vie active.

Rendez-vous sur la grand place d’Internet

“Pour un homme de mon âge, les réseaux sociaux sont bien étranges, explique Jacques dans un de ces posts. Il a fallu que mon petit-fils m’explique. Qu’il me dise que c’était comme le forum romain ou l’agora grecque. Que LinkedIn était comme le Who’s who. Mais avec l’immensité d’internet.” Parce qu’il a le sens du verbe et du partage, parce que sa vie mérite d’être racontée, en octobre 2023, sur les conseils et l’accompagnement de son petit- fils Marc-Antoine Caen Poletti (dont la bannière LinkedIn indique “écrivez pour être lu”), Jacques se lance.

Son premier post commence par une question : “Pourquoi ne voit-on pas beaucoup de seniors sur les réseaux sociaux ?” et se poursuit par une proposition : “Au cours des prochaines semaines, je vais utiliser les réseaux sociaux pour vous raconter mon histoire, mes prises de risques, les coups du sort et du destin. Parce que nous sommes tous embarqués dans une aventure faite de choix, faite de hasards, faite de risques, d’échecs et de réussites. Et les choix que j’ai pu faire il y a 70 ans pourront aider aujourd’hui un jeune de 20 ans qui se lance dans la vie. ”

Pour Jacques Caen, élève de Jean Bernard, médecin de Jean Cocteau, découvreur de la fonction des plaquettes sanguines et inventeur de la nouvelle hématologie, l’aventure est nouvelle. Dans sa vie d’avant, celle de la recherche, des expériences scientifiques et des décorations en cascade, son approche était rationnelle. D’abord, il émettait des hypothèses, ensuite il les vérifiait. Là, c’est autre chose qui le guide. “Mon seul espoir en me lançant dans ce projet, c’est que quelqu’un puisse trouver du courage, du réconfort, voire des idées dans le récit de ma vie. Même si une seule personne pouvait trouver cela utile, alors j’aurais rempli ma mission.”

Écrire pour ne pas mourir

Du côté de Marc-Antoine, l’un de ses 4 petits enfants, LinkedIn est un moyen de se rapprocher de son grand-père, de conserver sa mémoire et d’en faire profiter le plus grand nombre. “Papy a écrit une biographie en 1993, le Sang d’une vie, dans lequel on retrouve certaines histoires postées sur LinkedIn. Quand il raconte sa vie en famille, mes parents trouvent qu’il se répète mais moi ça me passionne. J’ai eu envie de consigner certains pans de son existence pour ne pas les oublier. Je me suis dit que LinkedIn était un bon endroit pour le faire. Les posts de mon grand-père peuvent servir à faire le bien, à porter des histoires positives, à bâtir des ponts entre les générations.” 

Jacques Caen a fait du conseil du célèbre hématologue anglais Gwyn Macfarlane (reçu en 1959 alors qu’il était jeune confrère) son mantra : “prendre le temps de bien réfléchir afin de savoir où l’on va pour ne pas en perdre”.

À 96 ans, on ne se lance pas dans les réseaux sociaux sans bâtir de stratégie. Aussi, pendant des après-midis entières, le duo travaille le récit. Jacques déroule son histoire, Marc-Antoine prend des notes, propose différents chapitres, les classe, scénarise les épisodes de la future série. “Je suis un peu l’outil, mon papy est la substance,” explique celui qui est aussi journaliste, rappelant sur son profil qu’”en 2024, 98% des gens écrivent des histoires que personne n’a envie de lire”.

De son siècle passé, Jacques retient deux dates majeures qui justifient sa présence sur les internets. La période entre le 17 juin 1940 et le 8 mai 1945 où la France est passée de archi battue à la table des vainqueurs et celle d’aujourd’hui. “Il y a une analogie entre ce qu’on vit en ce moment et cette période qui a été cruciale. Je voudrais que les jeunes prennent conscience que l’avenir est entre leurs mains, qu’ils ont le pouvoir d’agir sur le cours de l’histoire.” Il pourrait y en avoir une autre : 1999, la date de son AVC dont il s’est parfaitement remis mais qui lui laisse une séquelle temporelle. “Dans les 3 langues que je parle, j’ai le cerveau qui ne discrimine plus demain d’hier.” Est-ce pour cela qu’il s’appuie sur ses expériences d’hier pour nourrir la réflexion d’aujourd’hui ? 

Previously in Jacques Caen…

Depuis ses débuts, Jacques commence quasiment tous ses posts par une question : “Est-ce qu’on peut encore rêver d’avenir à 97 ans ?” “Quel est le secret de la résilience ?” “Quelle fut la recette pour réussir ma carrière ?” “Est-ce que vous continueriez de travailler si vous étiez riche comme Elon Musk ?” “Êtes-vous courageux ?” Chaque fois, il n’y répond ni frontalement, ni doctement mais partage des éléments de son parcours qui donnent de la matière à réfléchir. Il y est souvent question de deuxième guerre mondiale, de déportation, de la perte de sa mère à Auchwitz, de Geneviève, sa femme chérie avec qui il a vécu 70 ans, de son amour pour la France, de ses travaux de médecin, de ses recontres, du travail qui structure, de ses choix de vie…

On lit ses posts comme une correspondance épistolaire, on s’attache au personnage principal, on apprend mille choses sur la vie d’avant, on repense à cet aïeul parti trop vite, on se surprend à attendre l’épisode d’après… On parcourt également les commentaires d’où surgissent d’autres souvenirs, où l’on remercie l’auteur pour ses conseils, où le mot respect est mille fois utilisé, où l’on prend des décisions pour la vie. “Une personne parmi vous m’a annoncé son intention d’aller s’installer à Lausanne suite à mon témoignage, confie Jacques dans un post. Quel bonheur de voir que mon histoire vous aide à avancer. C'est la raison pour laquelle je prends la parole sur LinkedIn.”

À l’aube de la centaine, Jacques trouve un certain plaisir à partager son histoire à des inconnus, à échanger en privé, à faire émerger des questionnements sans jamais tomber dans le narcissisme linkedinesque. “Je ne raconte pas tout, je garde des choses pour moi, il y a des limites, confie-t-il dans un sourire énigmatique. Quand Marc-Antoine m’a dit : tu es connu dans le milieu universitaire, là c’est le grand bain que tu vas sauter, j’ai pensé à ces quelques vers de Prévert : “Chez un tailleur de pierre où je l'ai rencontré, il faisait prendre ses mesures pour la postérité” ou à ceux de Charles Trenet : “Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu/Leurs chansons courent encore dans les rues”. 

En mars prochain, Jacques Caen aura 98 ans.