Il y a une semaine, je suis allé manifester à Sainte-Soline pour protester contre la privatisation et le gaspillage de l’eau. Il m’a fallu quelques jours pour atterrir, quelques mots pour réagir. Les voici.
Les pierres que j’apporte
Cela fait 10 ans que j’ai essayé tout ce qu’il était légalement possible de faire pour enrayer les catastrophes écologiques et sociales décrites dans les rapports de Denis et Donnela Meadows, précisés par le GIEC, OXFAM, SYSTEX et tous les autres.
Je me suis levé à 4 heures du matin pour aller récupérer des invendus contre le gaspillage alimentaire, j’ai manifesté, signé les pétitions, acheté des forêts de feuillus contre les coupes rases, appris la permaculture, l’éco-construction, arrêté tout ce qui n’était pas essentiel, mangé local, bio, consommé de seconde main. J'ai accompagné des centaines de collaborateurs et de collaboratrices qui voulaient introduire l’écologie dans leur entreprise, mis le pied à l’étrier à autant de porteurs de projets d’économie sociale et solidaire, et aidé encore plus d’associations ou de projets culturels.
Dans le cadre de mon travail, mes collectifs, mes associations, on a repéré et diffusé inlassablement tout ce qu’il était possible de faire pour que des millions de personnes comprennent les enjeux et passent elles aussi à l’action à l’échelle individuelle et collective, dans le respect et la joie, pour économiser les ressources, assurer des conditions de vie dignes pour toutes et tous. On s’est cramés à faire notre maximum dans l’espoir que tout le monde puisse avoir un futur vivable.
©Caroline Delboy
Un demi-caillou dans la chaussure
Les chiffres sont tenaces, et les ordres de grandeur abyssaux. Les cathédrales que nous avons eu l’impression de construire ne sont même pas un demi-caillou dans la chaussure du système économique qui nous emmène à marche forcée vers l’extinction. En 10 ans, j’ai vu les plafonds des limites planétaires être dépassés, les objectifs de développement durable des COP ou de l’ONU s’éloigner, j’ai pleuré les forêts brûlées, les rivières à sec, les espèces disparues. J’ai hurlé de rage en constatant que les milliards d'heures de bénévolat que nous avons passées à préserver l’environnement, à créer des cités conviviales et solidaires, ont été écrasées négligemment par ces méga-infrastructures où se mêlent affairisme, inconscience et mépris.
À quoi bon faire des nichoirs quand vous bétonnez des zones Natura 2000 ? À quoi sert la sensibilisation au recyclage quand Shein matraque de publicités pour du prêt à jeter ? À quoi bon créer des commerces locaux quand un seul entrepôt Amazon les tue par centaines, à quoi bon les douches courtes quand vos méga bassines détruisent les cycles de l’eau ? Parce qu'aujourd'hui, même si on appliquait tous et toutes les écogestes, ça ne représenterait que 25 % des impacts nécessaires selon CARBON 4. Et si en plus l’État et les entreprises tirent dans l’autre sens…
Comble de l'indécence, certains d’entre eux détournent nos impôts, et nos arguments écologiques et sociaux à leur avantage sur leurs chaînes télévisées. Mais nous ne sommes pas dupes. Les scientifiques dénoncent leurs écocides et les rapports fantaisistes voire mensongers qui aggravent les crises écologiques et ne les solutionnent pas… Nous savons que nous aurions pu créer 2 à 20 fois plus d’emplois avec Terre de liens, des ressourceries, des jardins de Cocagne, l’AVISE ou l’ADIE. Pire, combien de maraîchers vont disparaître à cause de l’accaparement de l’eau et de la PAC par ces quelques céréaliers qui ne nous nourrissent pas ? Nous savons que tout cela ne profite qu’à une poignée de personnes dont les fortunes explosent pendant que nous passons sous le seuil de pauvreté.
©Caroline Delboy
Je n’ai pas jeté de pierre
Ce monde devient irrespirable au sens propre et figuré. On aimerait comme nous y invite Virginie Despentes, se lever et se casser, mais pour aller où ? La cupidité et la soif de pouvoir de quelques-uns ne laissent malheureusement aucune zone de repli. Ils privatisent l’eau, uberisent le travail, empoisonnent l’atmosphère et l’information. Las de mettre des coups d’épée réformistes dans l’eau, je suis donc allé à Sainte-Soline en espérant mettre un coup d’arrêt au gaspillage de l’eau et des fonds publics puisqu’il s’agit d’un laboratoire pour tester la docilité des populations avant de construire 90 autres méga-bassines.
J’avais une côte fêlée, j’ai donc rejoint un groupe de quinquagénaires tranquilles et ai voulu me tenir en retrait. J’ai été littéralement canardé par les CRS. J’ai zigzagé pendant 2 heures entre les lacrymos et les grenades explosives en chantant qu’on ne voulait pas de cette agriculture là.
Le soir-même de la manifestation et toute la journée du lendemain, nous tous et toutes, manifestants, avons investi le cœur de ville de Melle malgré les intimidations policières. Nous avons pleuré nos blessés, pansé nos plaies, remémoré les luttes passées contre l’oppression en France et à l’étranger. Nous avons lu, cuisiné, chanté, dansé avec les habitants, qui nous ont accueillis et remerciés. Sur le devant du dancefloor, les gaillards ont laissé plus de place aux femmes et aux personnes handicapées. Pas de vitrine cassée, pas même de canettes par terre. J’ai rarement vu autant de soin, de conscience et d’entraide.
©Caroline Delboy
Je ne jette pas la pierre
Alors oui, il n’y avait pas que des bisounours dans la manifestation contre les bassines. L’idée était d’entrer et de saboter cette infrastructure qui sabote le vivant. Certains ont jeté des cailloux, quelques-uns avaient des feux d’artifice et j’ai même vu au moins 3 cocktails molotov. Nous savons que les recours légaux échouent souvent et que même quand nous avons gain de cause, les CRS n’interviennent pas pour empêcher les chantiers illégaux quand ils sont menés par des gens qui ont de l’argent. Je me souviens de cette fois où j'étais allé bloquer le siège d’Amazon pour leur demander de payer leurs impôts en France, les “forces de l’ordre” payé par nos impôts nous en avaient empêchés…
Après 10 ans à me battre contre des moulins, je ne vais pas jeter la pierre à celles et ceux qui ont riposté avec des cailloux. Le système économique et politique actuel est en guerre contre le vivant, et nous, les bisounours qui voulons le défendre, cela fait 10 ans que l’on perd presque toutes nos batailles parce qu’on joue selon leurs règles. Toutes ces défaites successives engagent notre pronostic vital à toutes et tous. Qu’est-ce que Pouyanné en a à faire que les jeunes manifestants soient plus chauds que le climat ? La FNSEA s’en tape des pétitions pour sauver les abeilles. La clique qui construit la méga bassine s’en fout que son infrastructure ne tienne pas compte du changement climatique. Pour quelques Rolex de plus, ces “puissants” sont prêts à nous tuer, à petit feu avec leur modèles agricoles ou énergétiques, ou par l’intermédiaire de la police, des média et du gouvernement si nous voulons leur résister.
Pierres de la discorde
Après m’être fait canardé par la police, voilà encore que les médias des milliardaires nous tombent dessus. Pourtant quand je lis les définitions données par le Larousse, la dénonciation des violences mérite d’être remise en perspective avec celle de l’État.
- Il utilise des armes, pas nous.
- Nous défendons des biens communs, il défend des intérêts particuliers.
- Nous visons des infrastructures, il vise des personnes.
- Les dégradations sociétales qu’il défend sont incommensurables avec le coût des sabotages ciblés que nous voulons opérer.
- Il nous traque, nous abrutit et nous déshumanise : les commentateurs des réseaux sociaux ne demandent même plus en raison de quoi et pour quelles raisons politique quelqu’un est fiché S ou a un gilet jaune. Cet argument-massue suffit à justifier qu’on nous mutile ou qu’on nous tue.
Elsa Dorlin dans Se défendre décrit comment dans les pays esclavagistes, le pouvoir entretenait l’imaginaire d’hommes noirs intrinsèquement violents et dangereux, à la fois pour masquer la violence de leurs conditions de travail mais aussi pour justifier la démesure de la terreur et les punitions qu’on leur infligeait. Monsieur Darmanin et ses chiens de garde font exactement la même chose. Ils stigmatisent la conflictualité à laquelle sont acculés les opposants politiques, tout en niant la violence endémique de son système et l’absence de recours démocratiques. Tout cela afin de justifier la démesure de la violence qu’il déploie à notre encontre.
©Caroline Delboy
Être Sisyphe, ou être décisif
Nous, les bisounours, on exige les Donuts de Kate Raworth, rien de plus mais rien de moins non plus. Vivre dignement et librement dans le respect des limites planétaires. Il y a plein d’exemples qui montrent que c’est possible. Aujourd’hui, l'intégralité des scientifiques disent qu’on n’a pas le choix. Nous devrions même être légalement attachés à suivre ces objectifs du développement durable de l’ONU, de la déclaration universelle des droits, de la COP21….
Alors nous, les Sisyphes-bisounours, on va continuer à essayer de remonter sans relâche ce rocher qui dégringole à cause de l’égoïsme et de l’inconscience de quelques-uns. On va continuer à s’éreinter à faire de notre mieux pour sauver ce qui peut l'être, à créer des solutions, changer les pansements, animer des lieux ou des moments alternatifs. Déjà parce que nous croyons en la complémentarité des formes de luttes, ensuite parce que nous faisons ce que nous pouvons avec nos âges, nos compétences, et nos peurs. On va même essayer de ne pas déshumaniser les brutes qui se comportent de manière inhumaine en face de nous. On ne voudrait pas que notre légitime colère s’entâche du même césarisme et des mêmes indignités dont ils font preuve
Ne comptez pas sur moi pour me désolidariser de celles et ceux qui essayent d’être décisifs. Peu m’importe que Serge ou d’autres soient fichés S, étiquetés écoterroristes, soupçonnés de wokisme ou toute autre catégorie dans laquelle on essaie de nous ranger pour nous décrédibiliser. Au même titre que l’on remercie les marrons et les abolitionnistes, les sans culottes, les justes, les résistants ou les suffragettes d’avoir désobéi à des lois injustes, je soutiens les Soulèvements de la terre qui s’interposent contre nos agresseurs.
La métaphore vaut ce qu’elle vaut … mais tout ça m’évoque ces gens qui osent intervenir, quand, en soirée, il y a un petit groupe de mecs bourrés et relous qui s'obstinent à trop boire et à mettre des mains au cul alors qu’on leur a déjà demandé gentiment 10 fois d'arrêter. Ces gars relous s’estiment dans leur bon droit, parce qu'il ont l'argent pour se le permettre, parce que le vigile c’est leur pote et qu’en fait ils s’en foutent des conséquences que cela peut avoir sur les personnes qu’ils agressent. Il est scandaleux qu’au final ce soit les personnes qui se sont interposées contre les relous qui se fassent casser la gueule et qui soient interdites de soirée. C’est pourquoi je vais signer, comme Philippe Descola, Cyril Dion, Annie Ernaux et Adèle Haenel et déjà plus de 20.000 personnes la tribune des Soulèvements de la terre.