Alors que les événements climatiques extrêmes sont devenus légion et qu’on doit désormais engloutir un tube de Xanax avant de lire l'actualité, il existe une population dont tout le monde se méfie : les lobbyistes. On les soupçonne (à juste titre) de tirer les ficelles du débat public sans qu’on sache vraiment comment, ce qui explique pourquoi on fantasme sur ce métier dont le moteur même est l’absence de transparence. Malgré tout, on n’est pas au far west (enfin, en principe non) et de nombreuses règles régissent les lois de l’influence. Mais en fait c’est quoi un·e lobbyiste ?
Du hall d'hôtel aux cartes routières en passant la la clope et le bacon
Commençons par les origines du mot. Issu de “lobby”, c’est-à-dire un hall d’hôtel, l’art de faire du lobbying renvoie donc à une manière de désigner les conversations d'antichambre, échanges informels avec des personnalités dans la discrétion des lieux de passage dans l’optique d’influer sur des décisions publiques. Comme son nom anglo-saxon l’indique, la pratique est née aux États-Unis et sans affubler quiconque de l’aura de la primauté (les lobbyistes ont déjà trop d’égo) il y a en a un dans le lot qui a tout de même posé les bases du lobbying tel qu’on le perçoit aujourd'hui.
Edward Bernays porte bien son nom, car il a berné tellement de monde qu’on frise l’aptonyme. Double neveu de Freud (neveu germain ET par alliance, c’est assez rare pour le signaler) et débarqué aux Etats-unis juste après sa naissance, il y mène une carrière de journaliste, de publicitaire (déontologie dans les chaussettes) et aussi de psy autoproclamé grâce au digne héritage freudien qui suffit à le crédibiliser. Père de la propagande d'État, il se réclame plutôt des relations publiques ce qui note d’ores et déjà une appétence pour la porosité des définitions.
Bernays établit que la cigarette est un objet phallique et donc que fumer permettrait aux femmes… de s’émanciper du patriarcat.
À la fin des années 20, il met au service son soi-disant savoir en psychologie pour les entreprises. Ça tombe bien parce que l’American Tobacco Company a un gros problème : les femmes ne fument pas. Or y’a tout de même vachement de femmes dans le monde donc ce serait dommage de passer à côté de tous ces jolis poumons tout beaux tout propres. Ni une, ni deux, Bernays qui était aussi fin psy que Freud était féministe, établit que la cigarette est un objet phallique et donc que fumer permettrait aux femmes… de s’émanciper du patriarcat. Il pousse même le vice jusqu’à renommer les clopes “flambeaux de la liberté” en légende de photos des fumeuses fières qu’il fait paraître dans la presse. En quelques semaines, les femmes en quête d’indépendance se mettent à cloper sans avoir idée du danger qui les guette.
C’est aussi grâce à Bernays qu’on se met à manger des œufs et du bacon au p’tit dej : une entreprise de l’agroalimentaire fait appel à lui pour conquérir ce nouveau marché. Il met alors en place le concept de “partie tierce” : défendre un message à travers une personne compétente et crédible dans un domaine, mais pas le domaine concerné. En l'occurrence, Bernays utilise sa carte de journaliste pour interviewer des médecins (personnes crédibles) dont il parviendra à faire dire que les protéines au p’tit déj c’est pas mauvais (quand bien même les médecins ne sont pas nutritionnistes). Glorieux propagandiste dont les pratiques ne nous sont pas totalement étrangères aujourd’hui encore, les ouvrages sauce Bernays avaient même une place de choix dans la bibliothèque Goebbels, ce qui a dû lui mettre un peu le seum tout juif qu’il était.
De retour dans l’Hexagone, on associe plutôt les débuts du lobbying à l’entreprise… Michelin. Eh oui, car Michelin avant d’être un guide hôtelier c’est surtout une entreprise de pneu. Or pour promouvoir la vente de ses pneus, il faut promouvoir l’automobile. Voilà comment André Michelin invente la carte routière et œuvre à rendre les routes plus lisibles et plus sécurisées puisque tah l’époque, les routes ne sont pas numérotées. Par dessus le marché, l’administration des Ponts et chaussées ne compte pas y changer grand-chose ce qui force André Michelin à user des premières armes du lobbying : pétitions et relations pour les faire plier. Ils cèdent en 1913. En s’appropriant la clarté routière, Michelin vend, l’air de rien, davantage de pneus.
Et c’est une bonne situation ça lobbyiste ?
En Europe, on situe officiellement les débuts du lobbying au traité de Rome en 57 qui crée la CEE (mère de l’UE) : il est désormais possible de consulter des organisations privées pour voter des lois. Ce sont donc des groupes privés - ONG, entreprises, syndicats - qui ont pour objectif de fournir des informations (comprenez : des arguments) et de forger des alliances de façon à faire pression sur les décideurs politiques en faveur ou non d’une loi.
Aujourd’hui, ils sont pas moins de 50 000 à roder au Parlement Européen qui compte 720 eurodéputés, soit 70 lobbyistes par député. Ils œuvrent de plein de façons : envois de mails, organisations de débat (ex : le lobby de l’industrie fossile qui organise un débat sur le réchauffement climatique lol mdr). Puis ça peut être la création d’une association ou payer un think tank pour fournir un rapport sur un sujet donné (il suffit d’une seule étude pour dire que le glyphosate c’est pas si méchant pour que le lobby des pesticides en atténue le danger).
À ceci s'ajoute le lobbying indirect qui est un simple réseautage mais quasiment impossible à mesurer et c’est là où le bât blesse. Le problème ce n’est pas tant le lobbying en tant que tel, mais plutôt le lobbying qui fait comme s’il faisait pas du lobbying, l’influence qu’on ne peut pas évaluer. Vous suivez ? Comme l’explique Transparency International France, “Lorsqu’il est conduit avec intégrité et que son usage est rendu clair et transparent, le lobbying peut jouer un rôle positif totalement compatible avec la démocratie.” Le lobbying est effectivement un moyen de faire entendre la voix du peuple pour influer sur l’élaboration des lois. C’est beau non ? Personnellement ça me fout les poils.
Aussi transparente qu’un bain de boue
La transparence et l’éthique sont en effet les nerfs de la guerre. D’un côté, on légitime la pratique de lobbying appréhendée comme un pouvoir démocratique, de l’autre on voit bien que selon les secteurs le lobbying regorge de ressources telles que… les grosses thunasses (l’autre gros nerf de la guerre). Face à cette inégalité de moyens, on peut alors douter de l’efficacité prétendument démocratique du lobbying. Certes la profession est encadrée, d’abord avec la loi Sapin 2 en 2016 relative à la transparence et la lutte contre la corruption puis en 2017 avec la loi pour la confiance dans la vie politique qui engage les représentants d’intérêts à déclarer toutes leurs activités de lobbying. TOUT est référencé sur une plateforme de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique. Cela n’empêche pas pourtant certaines pratiques plus que douteuses de perdurer : employer Magali Berdah pour faire des micro trottoirs promouvant la marque SheIn, menacer la présidente de Bloom Claire Nouvian à son domicile (ou n’importe quel militant écologiste un peu influent), Monsanto qui fiche 200 personnalités en fonction de leur positionnement sur le glyphosate… Les méthodes obscures sont légion.
Dans les faits, ce n’est pourtant pas toujours le plus riche qui l’emporte (en France du moins). Les ONG ont d’autres ressources que les entreprises n’ont pas : leur expertise et la mobilisation des citoyens. La récente pétition contre le passage en force de la loi Duplomb en constitue un exemple encourageant et montre qu’on peut tous jouer les lobbyistes quand il s’agit de défendre la bonne cause. Plutôt que de détester le lobbying, il vaudrait donc mieux qu’on s'empare de cette pratique en influant à notre échelle sur les sujets qui nous tiennent à cœur. Bref, soyons tous et toutes les lobbyistes de trucs cool.
Sources :
Lobbying : de l’histoire au métier
Les gardiens de la raison, enquête sur la désinformation scientifique, de Stéphane Horel, Stéphane Foucart, Sylvain Laurens (ed. La Découverte)
Lobbytomie, de Stéphane Horel (ed. La Découverte)
A revoir → Thank you for smoking, de Jason Reitman : meilleur film sur l’art du lobbying avec en personnage principal un représentant d'intérêt de l’industrie du tabac en la personne de Aaron Eckhart avec qui je souhaiterais personnellement me marier.