Entre crises, chaos et incertitudes, le bonheur semble parfois indécent, presque déplacé. Et pourtant… Faut-il vraiment s’excuser de sourire quand tout s’écroule autour de nous ?
Le 18 septembre dernier, lors de la 1ère nuit des controverses organisée à la Gaîté Lyrique, nous avons posé la question à deux élèves de l’école Panache. Tiffanie a répondu non, Maï-Linh par l’affirmative. Et vous vous auriez dit quoi ?
Tiffanie : “Il faut apprendre à marcher sur la corniche”
C'est un sacré paradoxe d'être ici, ce soir. Nous sommes à la Gaîté Lyrique. Un lieu dont le nom même est une promesse de joie, de bonheur chanté.
Et on me demande : “À t-on le droit d’être heureux dans un monde qui part en vrille ?“
Eh bien ici, dans le temple de la Gaîté, ma réponse est non. Un non lucide et sans appel !
Non, si “être heureux” signifie se raconter une histoire pour “faire taire la réalité”.
Et ce "non", il ne vient pas d'un refus de la joie. Il vient du vertige. Ce tiraillement au ventre que l'on ressent quand on se tient, comme nous le faisons tous, au bord du précipice...
Car ce gouffre n'est pas une illusion.
C'est le gouffre creusé par les degrés qui s'accumulent. Les scénarios du GIEC pour 2040, nous les avons vécus cet été, avec nos centrales à l'arrêt et nos robinets à sec.
C'est le gouffre creusé par les forêts qui partent en fumée. Près d'un million d'hectares en Europe cette année, l'équivalent de la Corse et du Luxembourg partis en cendres.
C'est le gouffre creusé par les libertés qui reculent kilomètre par kilomètre. Quand le droit à est l’avortement en Amérique se fragilise ou quand des jeunes filles sont interdites d'école en Afghanistan.
Ce vertige n'est donc pas une maladie à soigner. C'est une information, une alarme. La plus vitale de toutes.
C'est le signe que nos sens fonctionnent encore. C'est la preuve que nous sommes vivants et connectés à la réalité. Dans un monde qui encourage l'anesthésie, ressentir le vertige, c’est un acte de résistance !
Alors, face à cette sensation inconfortable, la tentation est grande de se bander les yeux. C'est là qu'on aurait le droit à la fausse solution : le bonheur.
Alors comment construit-on ce refuge illusoire, me direz-vous ? D'abord par le repli. C'est le fameux “bonheur-bulle".
Cette tentative absurde de planter sa tente de camping au bord du Grand Canyon, en tournant le dos au gouffre pour se concentrer sur l'intérieur douillet.
Ensuite, par l'anesthésie. Un scroll infini sur les réseaux sociaux pour ne plus penser. Une frénésie de consommation pour combler le vide. Le divertissement permanent comme bruit de fond pour couvrir le silence angoissant du monde.
Enfin, par le déni actif. L’ultime "positivité toxique". Celle qui nous intime l'ordre de "voir le bon côté des choses", comme si le précipice n'était qu'un simple détail de perspective. Un bonheur qui exige de ne surtout pas regarder là où on met les pieds.
Seulement voilà : une toile de tente n'a jamais arrêté une avalanche. L'histoire nous le prouve : chaque bulle finit par éclater. La bulle financière de 2008, la bulle sanitaire du "ça n'arrive qu'aux autres" de 2020.
La question n'est pas si le sol va se dérober, mais quand ? Et la crise, c'est ce moment précis où le réel déchire la toile de nos illusions. Le déni ne retarde pas la chute, il la rend simplement plus terrible.
Et ça, je vous le dis avec certitude. Je ne prétends donner aucune leçon, simplement partager ce que mon propre gouffre m'a enseigné. Et je parle de chute, pas comme d'une image.
En 2010, mon propre corps a lâché. J'ai connu la réanimation, le coma, la lenteur d'une rééducation pour tout réapprendre — marcher, respirer, vivre.
Et ce que j'ai appris au bord de mon propre gouffre, ce n'est pas à éviter le vertige. C'est à l'écouter. À en faire une boussole.
Alors aujourd'hui, quand je sens le monde vaciller sous nos pieds, je reconnais ce moment. Ce moment où l’illusion n’est plus tenable, et où le seul chemin, c’est d’ouvrir les yeux. Ensemble. Car, je le répète, supprimer le vertige, c’est couper l’alarme
Mais ouvrir les yeux pour faire quoi ? Faut-il fuir le précipice ? Non. Il faut apprendre à marcher sur la corniche.
Et c'est ce chemin que je vous propose. Le chemin des “alpinistes du réel”.
Et que fait un alpiniste ? Il ne nie pas le vide. Il le respecte. Il vérifie son équipement, il s'assure que sa cordée est solide et regarde où il pose les pieds, avec une extrême attention. Il transforme sa peur en vigilance, son vertige en boussole.
Ce que je rejette, c'est le 'bonheur' comme projet politique. Le bonheur comme un devoir qui nous rend aveugles, comme un bandeau sur les yeux pour ne pas voir le précipice.
Le choix qui nous est offert n'est donc pas entre la joie et la tristesse. C'est entre l'illusion confortable et la dignité lucide. Entre la solitude de la bulle et la force de la cordée.
La question n'est donc pas "avons-nous le droit d'être heureux ?". La vraie question est : "aurons-nous le courage de garder les yeux ouverts au bord du gouffre ?".
Ce soir, ici, à la Gaîté Lyrique, je crois que la vraie “gaîté”, la seule qui vaille, ce n'est pas celle qui ferme les yeux. C'est ce courage-là.
Maï-Linh : “le bonheur ne se justifie pas, il se vit.”
Levez la main, si vous êtes venus ici ce soir pour être plus malheureux qu'en arrivant…
Vous voyez ? On a beau être tous différents, il y a UNE chose qui nous unit :
Vouloir être heureux.
C'est aussi naturel que respirer.
Ma fille me l'apprend chaque jour : le bonheur ne se justifie pas, il se vit.
Elle ne me demande pas la permission d'être émerveillée par un papillon.
Elle ne s'excuse pas de rire aux éclats.
Vouloir être heureux est un besoin vital.
Comme boire quand on a soif ou dormir lorsqu'on est fatigué.
Et pourtant, aujourd'hui, on se demande si on en a encore le droit.
La joie semble presque indécente. Comme si elle devait être : Justifiée. Excusée. Minimisée.
Une amie a posté une photo de vacances avec cette légende :
"Désolée d'être heureuse alors que le monde va mal."
Elle s'excusait d'apprécier un coucher de soleil...
Mais à quoi ressemblerait un monde où plus personne ne s'autorise à être heureux ?
Imaginez un instant : demain, une nouvelle loi.
- Article 1 : "Sourire est passible d'une amende."
- Article 2 : "Rire expose à une peine de prison."
- Article 3 : "Être de bonne humeur condamne à mort"
C'est absurde.
Et pourtant, c'est exactement ce que l'on fait lorsqu'on se culpabilise d'aller bien.
On se dit : "Mais comment peux-tu rire avec tout ce qui se passe ?"
Sauf qu'un monde sans joie, à quoi ça ressemble ?
Un restaurant où les cuisiniers détestent la cuisine ?
Un mariage où les mariés s'excusent d'être amoureux ?
Un concert où les musiciens ont honte de leur musique ?
Soyons clairs : la tristesse généralisée n'a jamais stoppé une guerre.
Elle n'a jamais nourri un affamé.
Elle n'a jamais planté un arbre.
Ce n'est pas en culpabilisant les vivants qu'on honorera les morts.
Ce n'est pas en s'interdisant la joie qu'on rendra justice à ceux qui en sont privés.
Ce qui change les choses, ce sont ceux qui gardent l'espoir.
Ceux qui ont assez de lumière en eux pour la partager.
Parce qu'un monde sans joie… c'est un monde qui a déjà perdu.
À quoi sert un combat qui oublie ce pour quoi il se bat ?
Gandhi passait son temps à sourire.
Mandela riait même en prison.
Martin Luther King parlait de rêve et pas de cauchemar.
La joie n'anesthésie pas. Elle réveille.
Elle ne nous détourne pas des luttes. Elle nous donne l'énergie de les mener autrement.
Le bonheur n'est pas un luxe.
C'est une façon de tenir debout, de continuer à aimer et de ne pas sombrer.
Est-ce que vous vous rendez compte qu'un sourire peut retenir une main au bord du vide ?
Qu'une conversation joyeuse peut rallumer une envie de vivre ?
Qu'un instant de bonheur, aussi fugace soit-il, peut totalement changer le cours d'une journée ?
Alors, nous n'avons pas seulement le droit d'être heureux.
Nous en avons la responsabilité.
La responsabilité de ne pas oublier ce que ça veut dire.
La responsabilité de ne pas céder au désespoir.
La responsabilité de prouver qu'un autre monde est possible.
Notre bonheur, c'est notre carburant.
Dans l'avion, on nous dit toujours : "Mettez votre masque à oxygène avant d'aider les autres."
C'est pareil dans la vie : notre joie, c'est notre oxygène.
Personnellement, je ne veux pas que ma fille grandisse en pensant que la joie est un privilège.
J'aimerais qu'elle sache que son bonheur, c'est sa force.
Et que notre bonheur, c'est la nôtre.
Dans quelques heures, nous allons sortir d'ici. Et là, nous aurons tous un choix à faire.
Comme dans les moments de blues : soit on se laisse couler, soit on se relève.
Sauf qu'ici, l'enjeu n'est pas seulement notre humeur.
On peut laisser le monde s'enfoncer dans la grisaille.
Ou on peut faire partie de ceux qui rallument les lumières.
Le bonheur, ce n'est pas un abandon.
C'est un acte de résistance.
Alors, ce soir, regardez vos proches dans les yeux.
Souriez-leur.
Et dites-vous : "Mon bonheur… c'est peut-être… ma contribution au monde."