Vous reprendrez bien un petit conflit ?

Vous reprendrez bien un petit conflit ?

Quelle tristesse, on ne se dispute plus. Et si on apprenait à nouveau à ne pas être d’accord, à se foutre sur la gueule en toute bienveillance. Allez, on monte sur ring.
27 March 2025
par Vianney Louvet
6 minutes de lecture

Non ce titre n’est pas juste un trait d’esprit ! A peine sortis d’un hiver où guerres et conflits mondiaux se sont dramatiquement multipliés, il est temps de rapporter ces affrontements lointains au miroir de nos vies. Et si le conflit, le vrai, celui qui est assumé et ajusté, et si c’était lui le bon chemin pour vivre en paix ? Et si l’art de la bataille en nous et avec les autres ouvrait à de prospères et plus authentiques relations ? Guerre et paix, guerre puis paix, mettons notre nez dans cet inconfortable domaine de la mésentente. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ce qu’on dit, faites-le nous savoir et nous nous ferons en sorte de discuter en prenant soin d’appliquer le contenu de cet article et d’éviter le pugilat.

Le conflit n’est pas celui que vous croyez

Ce soir, il est tard et la fin de votre journée est aussi longue qu’une liste de courses qui va nous coûter trop cher. Votre fatigue flotte quelque part dans l’air, un peu comme cette fausse pluie, « ce crachin désespérant » a même dit votre collègue Sébastien en soufflant trop bruyamment face à la fenêtre embuée. Le trajet à vélo jusqu’à chez vous est pénible, vous vous maudissez de ne pas avoir regonflé vos pneus et de sentir les aspérités du bitume aplatir dangereusement votre chambre à air à chaque trottoir.

Arrivé chez vous, surprise ! Votre colocataire organise une soirée couscous – scrabble, format unique en son genre « qui va faire un tabac dans le landernau » vous avait-il lancé fièrement il y a quelques jours. Peut-être, toujours est-il qu’il ne vous a pas prévenu que c’est ce soir-là qu’a lieu le premier test. Votre salon est donc rempli de 9 personnes, saupoudrant joyeusement la moquette de semoule de blé dur mais mou. 

« Tu te joins à nous ? » vous lance-ton entre deux merguez. « Non, pas ce soir, bon appétit. Et bonne nuit aussi. Si vous voyez ce que je veux dire » vous entendez-vous répondre avec la politesse d’un portail de cimetière. Vous vous enfermez dans votre chambre. Face à votre miroir, vous ressemblez à Nicolas Sarkozy qui vient d’apprendre que son procès est perdu. Ou à Mbappé à qui l’on annonce son transfert au Football Club du Plessis-Macé. Vous êtes au bord de l’explosion. Et votre cerveau, dans son agilité légendaire, vous propose en quelques secondes un récit simple pour expliquer votre état : votre coloc aurait dû vous prévenir, c’est toujours pareil, c’est un manque de respect, cela ne peut plus durer, le conflit est inévitable.

Mais vous voyez où l’on veut en venir. Les racines du conflit annoncé n’ont rien à voir avec le couscous. C’est bien avant, et en vous, qu’il s’est invité. Seulement, sa translation vers l’autre donne l’illusion de vous octroyer un peu de place et de respirer : « ce n’est pas moi le problème ».

C’est donc la première étape primordiale, répétée à l’envi par des générations de philosophes et de religions : cohabiter avec soi-même, s’expliquer et faire la paix. « Soi-même comme un autre », dirait Paul Ricoeur. Balayer devant notre porte, faire la part des choses, assumer notre responsabilité d’être inconstant et sensible, un processus laborieux mais crucial avant de passer à l’étape suivante, j’ai nommé : l’Autre.

Quel dur ou dure à cuir êtes-vous ?

Rassurez-vous, certaines têtes bien remplies réfléchissent la question des antagonismes humains depuis un bout de temps. Il y a dans l’histoire de la pensée des spécialistes de la querelle et parmi eux et elles, on peut distinguer deux équipes : les bourrins et les doux.

  • Les bourrins sont des fans du bazar proclamé, du rapport de force assumé. Ces « grandes gueules » n’envisagent pas le conflit autrement que par le bruit et le fracas. Parmi eux, quelque part entre -400 et -300, il y a Diogène, disciple de Socrate. Pour lui, le seul moyen d’atteindre la paix intérieure est d’éviter la compromission, de défier le pouvoir et l’ordre établi et donc de mettre les pieds dans le plat de la discorde. Sa vision « d’une vie philosophique comme scandale » rappelle le positionnement de certaines et certains élus très actuels. Plus tard, Machiavel écrira non sans provocation : « c’est pour avoir négligé les armes, et leur avoir préféré les douceurs de la mollesse, qu’on a vu des souverains perdre leurs États ». Ne faites surtout pas lire ça à Donald T.  
  • De l’autre côté, il y a les agneaux – certains diront utopistes – pour qui le conflit est l’occasion parfaite pour construire et échanger. Né en 1859, John Dewey présente sa version douce de l’affrontement, où l’intelligence collective permet de former et d’éclairer les individualités. Loin de la fracture et des coups de Bélier de Diogène, la démocratie créative de Dewey plaide donc pour un conflit pacifique aboutissant au « consensus coopératif d’une multitude de cellules dont chacune vit dans l’échange avec les autres ». Plus récemment encore, Habermas est convaincu que l’outil ultime permettant de transformer le conflit en victoire relationnelle, c’est la parole. Son « éthique de la discussion » est selon lui la voie royale permettant d’aiguiser notre jugement et d’éviter… la grosse baston (Il n’a pas dit « baston » ? Peut-être mais on est sûr qu’il l’a pensé au moins une fois).


Il doit y avoir, à mi-chemin entre ces deux extrêmes un peu caricaturaux, une voie, étroite certes, permettant de se frayer un chemin dans la forêt de nos brouilles.

Quand l’émotion brouille la brouille

Tout ceci est loin d’être une question cantonnée à nos égoïstes développements individualo-personnels. Le débat explicite, le désaccord assumé sont la sève de la démocratie. Chantal Mouffe, philosophe de 82 ans et enseignante à l’université de Westminster, promeut la fracture, l’affrontement entre peuple et élites, clivage là encore largement repris par différents partis politiques. La stratégie du chaos ? Team bourrin la Chantal ? Pas vraiment. Pour elle, tout réside dans le respect de celui ou celle qui me fait face. Argumenter face à un adversaire que je respecte, n’a rien à voir avec le face-à-face avec un ennemi que je hais. Dans le premier cas, l’esprit est un précieux garde-fou, dans le deuxième, l’émotion noie toute possibilité de dialogue constructif. « La spécificité d’une politique démocratique n’est pas de surmonter l’opposition ami/ennemi mais de l’établir différemment […] de telle sorte qu’elle soit compatible avec la reconnaissance du pluralisme ». Vous est-il déjà arrivé de débattre avec quelqu’un, d’être foncièrement opposé à ses propos, voire choqué par ces derniers, tout en admirant, secrètement, cette personne pour sa capacité à argumenter, à défendre sa position ? Mystère d’un amour de l’autre au cœur du combat.

Comment donc parvenir à cette voie du conflit fécond ?

Premier ingrédient : l’écoute. Le mot « mésentente » porte en lui-même l’explication de bien des guerres d’humain à humain. Incapables d’écouter. De rentrer dans la peau de l’autre.

Deuxième ingrédient : chercher avec force et intelligence le compromis. Compromis dont la beauté est souvent malmenée parce que tordue par la rhétorique de nos amis politiciens et politiciennes. En lui, on peut trouver une manière de constater que conflit il y a mais sans pour autant céder à la tentation du surplace. « Le compromis est ce qui empêche la société de tomber en morceaux (…) Nous pourrions même dire (qu’il) est notre seule réplique à la violence dans l’absence d’un ordre reconnu par tous » avance encore Paul Ricoeur dans Philosophie, Éthique et Politique (2017).


C’est pas simple quand c’est compliqué

La pente glissante quand on parle de compromis, c’est de tomber dans un relativisme fade. Ou dans un manichéisme paresseux. Et c’est là que notre capacité à exister, à être vivant ou non devient vitale. « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place » nous dit magnifiquement Albert Camus. Le programme est donc clair :

  • D’un côté creuser en nous « ce qui brûle », ce qui n’a d’autre choix que d’être affirmé avec urgence. Quoi de plus beau que la colère de Badinter, pure et sans enrobage. Quoi de plus beau qu’une adolescente suédoise dénonçant l’irresponsabilité des dirigeants de ce monde dans le tremblé de sa voix.
  • De l’autre, mobiliser notre intellect et les outils proposés par nos sociétés pour apprendre la nuance, « la modération » d’Albert, l’écoute humble de celui ou celle qui sait qu’il ne sait pas.

L’unanimité et l’absence de désaccord n’existent pas en dehors des Walt Disney. Vivent les conflits et l’altérité qui sont la matière première précieuse et indispensable à tout contrat social et écologique pour notre futur. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ça, c’est une excellente nouvelle : la suite dans la vraie vie ?

Source

  • Philosophie magazine – édition mars 2025 : « Faut-il faire des compromis pour avoir la paix »