C’est fou cette capacité des algorithmes à nous servir une soupe que l’on a déjà goûtée ou que l’on est sûr d’apprécier. Et s’il n’était pas question de folie ni d’altruisme mais plutôt d’une volonté caractérisée de nous voler chaque jour plus de minutes d’attention et de nous amener à passer de plus en plus de temps sur les plateformes et les réseaux sociaux ? Les algos de recommandation, des amis qui nous veulent du bien ? Pas si sûr…
“Notre principal concurrent c’est le sommeil.” Il y a 8 ans cette phrase de Reed Hastings, fondateur de Netflix a fait le tour du monde. Elle résumait de façon décomplexée la course à l’attention engagée par les plateformes et les réseaux sociaux. En d’autres termes, leur volonté de nous amener à passer de plus en plus de temps devant les écrans. On peut dire que la stratégie a fonctionné. Netflix qui a dépassé les 280 millions d’abonnés dans le monde n’en finit plus de nous appâter à grands renforts de recommandations auxquelles on a du mal à résister. Tu as vibré devant Squid games ? Tu devrais aimer Black doves ou Oppenheimer ? Tu as regardé telle série ? Tu devrais tester ce nouveau jeu… Et nous voilà à scroller d’une page à l’autre jusqu’à l’infini, hébété par ce puits sans fond de suggestions personnalisées.
Toute cette mécanique est le fait des algorithmes de recommandation dont on a du mal à savoir comment ils fonctionnent réellement (les règles sont opaques et changent souvent). Ces programmes analysent nos données et nos comportements pour prédire ce qui pourrait nous faire craquer. En se basant sur nos historiques de navigation, de visionnage ou d’achat, ils proposent des contenus ou produits adaptés à nos préférences.
Ces algorithmes de recommandation, développés par des géants comme YouTube, TikTok ou Spotify, ont un objectif clair : maximiser le temps passé sur leur plateforme. En nous captivant, ils augmentent leurs revenus publicitaires et renforcent leur domination sur le marché numérique. On est extrêmement loin des intérêts des utilisatrices et utilisateurs.
Notre attention à tout prix
“À chaque seconde, des intelligences artificielles ultra sophistiquées choisissent quels messages, images ou vidéos nous allons regarder”, explique Jean-Lou Fourquet, co-auteur avec Lê Nguyên Hoang du livre « La dictature des algorithmes, une transition numérique démocratique est possible » aux éditions Tallandier. “Mais leur unique objectif est de capter le maximum de notre temps de cerveau disponible pour en tirer le plus grand profit au mépris de conséquences individuelles et sociétales désormais bien identifiées : isolement, utilisation compulsive des réseaux sociaux, dégradation de la santé mentale, cyberharcèlement de masse, polarisation politique, guerre de l’information, appels à la haine…”
Écran total
Aujourd’hui, les chiffres sont là. On passe de plus en plus de temps devant nos écrans et pas qu’un peu. Aux États-Unis, on est passé de 214 minutes par jour devant les médias digitaux en 2011 à 508 aujourd’hui, c’est-à-dire que ce temps a plus que doublé. En France, en moyenne, les 15-24 ans passent 3h50 par jour sur internet, dont 3h34 sur leur téléphone mobile, les réseaux sociaux représentant 58% de leur temps quotidien passé sur internet. Et c’est grave docteur ? Plutôt…
En effet, les algorithmes peuvent nuire gravement à la santé. Parmi les troubles courants, la dégradation de notre santé mentale qui touche tout le monde et plus particulièrement la gente féminine. Récemment, un rapport de l’Unesco montrait que les jeunes filles étaient les plus touchées par les effets néfastes des médias sociaux. “De plus en plus de preuves montrent qu'une exposition accrue aux médias sociaux est liée à des problèmes de santé mentale, des troubles de l'alimentation et de nombreux autres problèmes qui conditionnent et détournent les utilisateurs des médias sociaux, et en particulier les filles, de l'éducation, ce qui affecte leur réussite scolaire”, déclarait Mme D’Addio, l’une des autrices du rapport. Même son de cloche dans un article récemment paru dans le Journal of the Academy of Nutrition and Dietetics : “les jeunes adultes qui passent le plus de temps par jour sur les réseaux sociaux et qui atteignent le plus grand nombre de visites par semaine présenteraient un risque de 2,2 à 2,6 fois plus élevé d'être concernés par un trouble alimentaire.”*
Chacun dans sa bulle
Les algorithmes aggravent donc nos complexes en amplifiant nos pensées négatives, celles qui aiment nous faire croire que nous serions trop gros, trop nuls, trop pas intéressants. Ils ont aussi la lourde responsabilité de nous empêcher de réfléchir, de faire un pas de côté ou d’essayer de comprendre la complexité du monde en cherchant à nous montrer ce que nous aimons ou croyons déjà. Ainsi, ils renforcent nos biais cognitifs et créent une bulle de filtre.
“Nous sommes exposés d'un côté à des informations qui vont dans le sens de nos opinions, et de l'autre à des opinions contraires dans leur version la plus caricaturale, explique Jean-Lou. Cette présentation biaisée appauvrit la diversité de nos idées, affaiblit notre capacité à voir le monde de manière complexe, et favorise par conséquent la polarisation de notre société.”
Par ailleurs, le seul objectif des plateformes étant de garder les gens le plus longtemps possible, les algorithmes sont développés pour recommander les contenus qui suscitent le plus d'interactions. Or ce sont les contenus qui génèrent des émotions, comme la mignonitude mais malheureusement aussi la colère et la stupeur, qui sont les plus à mêmes de faire cliquer. Il est donc dans l'intérêt (financier) des Big Tech de donner de la visibilité aux contenus qui véhiculent des idées aussi fausses qu'enrageantes, comme celles des climatosceptiques par exemple.
C’est ainsi qu’une vidéo du Raptor a récemment enregistré près de 850 000 vues en prétendant que le réchauffement climatique était “une arnaque mondiale”. Les fake news ne sont jamais loin...
“Devant l’opacité de la recommandation algorithmique, nous sommes condamnés à pédaler dans la semoule, explique Jean-Lou Fourquet et à constater à posteriori qu’une trop grande partie de ce qui attire notre attention est du contenu qui, mis bout à bout dans tous nos fils d’actualités, s’avère détricoter nos démocraties : polarisation émotionnelle, bulles de filtres de plus en plus hermétiques, sur représentation des visions simplistes et non nuancées dans l’espace politique, etc.”
On fait quoi ? On lâche X (bon ça c’est déjà fait pour pas mal d’entre nous), on oublie Instagram, Facebook, Youtube et consorts ? Et pourquoi pas. D’autant qu’un nouveau type d’algo mérite qu’on s’y attarde un peu : Tournesol, une application web qui vise à développer des algorithmes de recommandation collaboratifs dont le but est de promouvoir des contenus en ligne de qualité, éthiques et bénéfiques pour la société. Son objectif n’est pas tant de nous faire passer le plus de temps sur des vidéos Youtube mais de nous demander collectivement quelle vidéo doit être massivement vue par le plus de monde. Ça change tout !
Globalement, tout utilisateur ou utilisatrice est mis à contribution pour comparer deux vidéos entre elles et estimer celle des deux qui est le plus d’intérêt général et doit être vue par le plus de monde. En essayant de baser la recommandation, non pas sur nos préférences (les vidéos de chats mignons) mais sur notre volonté qu’elles soient largement diffusées (les vidéos que nous sommes encore contents et fiers d’avoir vu une semaine plus tard), il est possible de faire émerger la sagesse des foules plutôt que ses bas instincts. Pour le moment, la plateforme en format test se présente comme un projet de recherche participatif et transparent sur l'éthique des systèmes de recommandations. Elle compte 2000 utilisateurs et ses recommandations se nourrissent des 262 000 comparaisons déjà faites par les utilisateurs. “Pour que cela fonctionne, il nous faut un maximum de contributeurs et venant idéalement de tout horizon politique” explique Jean-Lou, impliqué depuis plusieurs années dans cette initiative.
Tenez ce soir, et si plutôt que d’aller scroller sur Instagram, vous alliez comparer des vidéos sur Tournesol ?
* Sur ce thème Jean-Lou Fourquet recommande la lecture du dernier livre du professeur et psychologue social Jonathan Haidt “The anxious generation”
"Sous influence : Comment les algorithmes des Big Tech façonnent nos existences" Conférence-atelier pour apprendre à les déjouer
Rendez-vous le 30 janvier à 19h à Paris pour décoder les pièges des algorithmes et découvrir des solutions pour des algorithmes plus démocratiques et transparents. Ensemble, avec Jean-Lou Fourquet, nous imaginerons un usage plus apaisé au quotidien. Inscriptions gratuites et obligatoires ici.