Semences, cuisines et migrations dans la marmite de l’identité

Semences, cuisines et migrations dans la marmite de l’identité

Et si notre gastronomie française n’était que le fruit d’échanges et de migrations ? Réflexions autour de la cuisine, des semences et de l’identité.
05 April 2024
par Antoine Delaunay Belleville
6 minutes de lecture

Avez-vous déjà entendu parler du paradoxe de la ratatouille ? Dans ce plat pourtant emblématique de la culture niçoise et qui a même été reconnu au patrimoine immatériel de l’humanité (au même titre que les petits farcis), il n’y a littéralement aucun légume qui soit originaire de la région. De là à dire que l’identité est un processus qui se nourrit des migrations, il n’y a qu'un pas que nous ferons de côté en illustrant cette hypothèse par des semences qui se situent aux croisements de la biologie, de la cuisine et de l’agriculture.

La fabrique de l’identité

Faites le test autour de vous, votre identité s’exprime sans doute plus dans votre assiette que sur votre passeport. Untel a défendu toute la nuit que c'était mieux de dire chocolatine, Machine a toujours une bouteille de Génépi dans son sac, les repas de famille de Bidule sont différents depuis qu’il est devenu végétarien alors que Trucmuche mange surtout seul des pizza devant Netflix. Mais là aussi les paradoxes sont légion. Ce ne sont pas nécessairement les gens du coin qui s’entichent le plus des produits de leur terroir, et puis d’ailleurs ces produits du terroir sont en fait souvent de pures constructions politiques. 

Prenons par exemple les Bretons et leur sarrasin : à l’origine la plante vient de Chine, ce serait Anne de Bretagne qui en aurait encouragé l’usage pour améliorer la souveraineté alimentaire de sa région dont les sols pauvres se prêtaient mal à la culture du blé. On pourrait aussi citer le kir bourguignon qui aurait été inventé pour réduire la note de champagne à la mairie de Dijon en utilisant plutôt du vin qui, à l'époque, n'était pas au goût de tous, sans crème de cassis. Ce même cassis dont la culture fut aussi implantée pour améliorer  le sort des petits viticulteurs touchés par la crise du phylloxera. Il y a aussi et surtout la tartiflette qui est devenue un des plats nationaux, alors qu’elle a été créée de toute pièce en 1980 pour permettre d’écouler une surproduction de reblochon, fromage qui a lui-même été inventé pour… frauder les impôts ! On pourrait continuer sur la banane de la Martinique, le gratin dauphinois, ou la diffusion de la patate en mode effet Streisand  mais il faudrait écrire un livre ou plutôt une encyclopédie rien qu’avec les histoire rocambolesques de la cuisine Française

Terroir terroir, qui est la plus belle en ce royaume ?

Derrière l’identité et les terroirs, il y a donc la plupart du temps non pas une essence profonde et éternelle, mais des constructions culturelles et économiques qui sont le fruit de batailles politiques qui se perpétuent encore aujourd’hui autour des marques et  appellations d’origine. Depuis 2 ans, la Maison des Semences Paysannes Maralpines organise par exemple la fête de l’oignon rose de Menton dans l’idée de revaloriser une variété que des paysans cultivaient dans les environs. Certains promoteurs du citron de Menton se sont engagés dans une course à l'échalote pour contester le caractère “local”de cette culture pour prétendre à cette appellation pourtant informelle. 

À partir de quand commence l’ici et où s'arrête le passé ? Ces choix pour définir le “nous” qu’on peut intégrer et les “eux ” que l’on devrait rejeter sont la plupart du temps complètement arbitraires et découlent souvent de jeux de pouvoirs intéressés. Le concept d'espèce invasive lui-même a été créé à la même époque que les passeports et est scientifiquement contestable au regard des impacts réels qui sont causés à la biosphère sur le moyen terme (les espèces dites invasives ne sont la cause d’extinctions que dans les contextes insulaires).  Certains promoteurs de la récente loi immigration sont eux-mêmes des descendants de migrants qui, en fermant la porte derrière eux, s'assurent de valider leur place dans la société au détriment des moins anciens.  Se réclamer à tout prix d’une essence éternelle factice comme le font  les groupes “identitaires” qui bricolent des traditions, des emblèmes passéistes et des slogans en mauvais latin, est un stratagème qui vise à naturaliser des états de fait qui sont en réalité le fruit de mutations historiques. Castoriadis parle d'hétéronomie, mais on pourrait tout simplement parler d’obscurantisme. 

"Le mouvement du vivant tend vers l'ailleurs, de même qu'il se jette dans l'après en quittant toujours davantage l'avant.” Jacques Tassin

La fonction plutôt que l’origine

Pour la Maison des Semences Paysannes Maralpines, il s’agit de réfléchir sur le type d’agriculture que l’on veut : une agriculture qui permette aux paysans de vivre dignement de leur travail sans être à la botte des industriels. Une agriculture qui préserve la biodiversité et les ressources naturelles, qui produit une alimentation qui soit bonne, belle, conviviale et nutritive. Une agriculture qui puisse encaisser les bouleversements climatiques. Une agriculture qui s’oppose souvent au modèle agronomique actuel régi par le GNIS (renommé SEMAE) qui réglemente l’usage des semences uniquement pour favoriser une production standardisée, mécanisable et industrialisable.

De nombreuses personnes bien intentionnées s'évertuent à reproduire les caractéristiques préconisées pour une variété donnée, mais est-ce que le concept même de pureté variétale qui est au cœur du système agricole actuel, ne conduit pas aussi à des dérives ? 

Une partie des variétés “locales” ne sont plus adaptées aux territoires qui les ont vu naître ou passer tant les modes de vie et les contextes climatique et hydrologique ont changé et vont être bouleversés. D’autant qu’à force de vouloir maintenir la pureté des variétés locales, elles souffrent parfois de dépression consanguine : il n’y a plus suffisamment de diversité entre les individus d’une variété pour que les rejetons soient vigoureux, et encore moins une diversité de caractères chez les rejetons pour que certains d’entre eux puissent présenter des avantages utiles aux changements à venir. Le manifeste du Muséum d’Histoire Naturelle est formel : “La mobilité est indispensable au maintien de la vie sur terre. [...] Une population isolée sans apport migratoire verra son patrimoine génétique s’appauvrir au fil des générations. À l’inverse, une évolution adaptative est favorisée quand différentes populations se dispersent, se différencient et échangent leurs patrimoines génétiques.” 


Regarder vers l’avenir

C’est ce travail de diversification que mène l'ancienne chercheuse de l’INRA Estelle Serpolay pour créer des PEPSP de céréales (pour Population Evolutive Pre-sélectionnée)). C’est cette même dynamique qui pousse des chercheurs et des paysans à sortir de la pureté variétale en créant des Populations Evolutives (GREX) qui récusent la pureté variétale. 

C’est ce que fait Bruno Viennois qui a créé un radis à partir de variétés allemandes et japonaises, à qui il a donné un nom de château proche de chez lui pour répondre aux besoins d’attache locale des consommateurs. C’est une néo tradition. Ailleurs, des paysans ont nommé un “poivron de montagne” qui est bien adapté au climat spécifique des Alpes Maritimes. L’important n’est pas tant de continuer à faire comme avant mais de répondre à des enjeux qu’ils soient culturels ou agronomiques. Pendant des millénaires l’agriculture a reposé sur le compagnonnage permanent entre l’homme et la plante notamment dans leurs migrations et dans une constante co-évolution. Il s’agit de transmettre le flambeau plutôt que de vénérer des cendres ou comme le recommandait Cocteau : “une tradition est vivante, efforcez vous de l’adapter aux usages de votre temps.”

C’est aussi ça que nous rappelle Estelle en nous parlant de sa Bretagne de cœur. “Aujourd'hui, si la culture de danse et de musique folkloriques bretonnes est si vivante, c’est qu’elle a su intégrer de nouveaux instruments et des nouveaux modes de représentation plutôt que de rejeter tout apport et baigner dans son formol.”

Avec la Maison des Semences Paysannes Maralpines, membre du Réseau Semences Paysannes, nous pensons que c’est par l’alimentation que l’on peut dépasser les clivages autour de l’identité, de la tradition, de la biodiversité ou de la souveraineté alimentaire sous réserve que l’on se donne la peine d’apporter un éclairage scientifique et historique qui puisse à la fois déjouer les discours obscurantistes ou fondamentalistes, et apporter des perspectives de résilience et de convivialité dans le tumulte à venir. 

Ensemble, questionnons les traditions et le statut quo pour nous autoriser à penser en dehors des sentiers battus qui nous amènent dans le mur. Réfléchissons à ce que nous voulons pour le futur plutôt que de croire que l’on peut figer le passé ou fonctionner en vase clos. Chiche ? 

Coup de pouce

Pour aller plus loin sur ce sujet, nous organisons les rencontres internationales des semences paysannes : “sème ta résistance!” du 3 au 5 octobre 2024. Vous voulez apporter votre contribution ? Etre Bénévole pour l'événement? Voici un formulaire d’inscription.


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