Timothée Parrique, économiste à succès vient de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière du capitalisme avec son livre Ralentir ou périr déjà vendu à plus de 20 000 exemplaires. Un vendredi soir d’hiver, il nous reçoit autour d’une verveine-menthe pour discuter philosophie et économie (ou l’inverse).
Timothée est installé au café de la lune, son QG du moment, juste en bas de chez lui. Reconnaissable entre mille avec sa moustache à la Freddie Mercury, il partage une table avec ses deux complices : un livre et un stylo. « C’est vraiment sympa de vouloir faire un article sur moi, » commence celui qui intervient auprès des plus grands dirigeants et a déjà donné plus de 100 conférences depuis la sortie de son livre en septembre dernier. Que vous soyez stagiaire de 3e C ou PDG d’Airbus, le chercheur vous accorde la même attention. « J’ai une posture d’intellectuel public. Dès que je crée une connaissance, je me rends disponible pour l’expliquer, c’est ma responsabilité. »
Réparer les textes et le monde
Dans la vie de tous les jours, Timothée est plus branché aile roi qu’ailier gauche, les échecs étant sa deuxième passion, juste devant le surf, l’escalade ou le vélo et derrière l’esthétisme de l’écriture académique. Une prédisposition qui se traduit au quotidien par une irrépressible envie d’ordre et d’harmonie. « Il y a un moment que j’adore dans les soirées, c’est quand la cuisine se remplit de vaisselle sale, que les verres se renversent, que le sol commence à coller, témoigne-t-il. Au Nouvel An, j’avais hâte de redonner la bonne place à chaque élément, de tout ranger méticuleusement pour que le tableau soit à nouveau présentable. Nettoyer, ordonner, réparer, j’adore. »
Si Timothée aime l’ordre et passe son temps à faire des listes, les subdiviser, les classer, s’il a créé un cours sur la réparation des textes scientifiques, c’est surtout parce qu’il déteste le désordre et plus précisément le désordre injuste, celui qu’une poignée de personnes peut imposer au reste du monde. À l’instar de ces dirigeants d’entreprises qui, en méprisant les limites planétaires, envoient l’ensemble de la population dans le mur. « Pour moi derrière l’ordre, il y a des notions de liberté et de respect. C’est parce qu’elles sont bafouées que je ressens de la colère. Cette injustice criante me donne envie d’agir. Aujourd’hui, mon travail consiste à prendre la défense des victimes du capitalisme. »
Timothée Parrique à l'assemblée annuelle du Crédit Coopératif. Paris le 15 décembre 2022
L’avenir sera décroissant ou ne sera pas
Dans les 320 pages de son ouvrage Ralentir ou périr publié au Seuil, le chercheur donne ainsi tous les arguments pour en finir avec ce capitalisme mortifère et la croissance qui y est associée, que les raisons soient politiques, sociales, écologiques. Il démontre avec une logique implacable l’urgence de mettre l’économie en décroissance dans un premier temps, c’est-à-dire « réduire la production et la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être » pour aller ensuite vers une économie de la post-croissance, « une économie stationnaire en harmonie avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. »
« Aujourd’hui, plus personne n’arrive à défendre le capitalisme, c’est un zombie économique, un système qui aurait dû mourir mais qui survit péniblement dans un état semi-léthargique, » martèle-t-il à chaque intervention.
Claque suédoise
Avant 2009, Timothée n’aurait jamais pu tenir ce genre de propos. Il y a 13 ans, il ne savait pas, on ne lui avait pas dit. Le chercheur a grandi dans une petite commune près de Versailles, a étudié l’économie à l’université voisine de Saint-Quentin en Yvelines. « Je me souviens parfaitement de ma première journée de cours, il était question de la richesse des nations d’Adam Smith. »
Tout bascule trois ans plus tard. « Il y a le coup de poing suédois pendant mon échange Erasmus,» raconte celui qui est désormais enseignant-chercheur à l’université de Lund. Timothée découvre les cours de soutenabilité mais surtout le Centre d'études sur l'environnement et le développement (CEMUS) créé par des étudiants à l'Université d'Uppsala dont l'ambition est de contribuer à un monde plus juste et durable. « Je me rends compte qu’il y a un problème dont j’ignorais totalement l’existence : le réchauffement climatique et l’écologie. »
Électron libre
Des allers retours entre la France et la Suède, des universités d’été à Barcelone sur le thème de la décroissance finiront de convaincre le jeune économiste de bifurquer. « Je découvre l’intégralité de la problématique, je lis énormément de trucs, ça me passionne. Je me mets en tête de faire une thèse sur le sujet mais ça n’intéresse personne. » En bidouillant un peu, Timothée réussit à rejoindre un projet européen pour faire de la modélisation économique qu’il ne fera finalement pas vraiment. « Écrire une thèse sur la décroissance dans un département d’économie, c’est un peu comme étudier la pyromanie dans une caserne de pompier – ça fait tâche, confie-t-il sur son blog en 2020. À la machine à café, ils (mes collègues, ndlr) me regardent comme une sorte de Luddite de l’économie ; l’infiltré qui cherche minutieusement où placer sa bombe pour faire imploser l’édifice théorique de l’économie dominante. »
« Aujourd’hui, les écosystèmes sont dans un piteux état, bousillés par les économies sumo des pays riches qui considèrent la nature comme un buffet à volonté . »
Qu’importe les regards. Pendant 3 ans et 10 mois, Timothée s’impose une routine quasi monacale pour mener à bien sa recherche. Lever 6h30, extinction à 22h, 7 jours sur 7. Ses repas se suivent et se ressemblent inlassablement, ses psaumes tiennent en une et unique playlist sur Spotify qu’il a soigneusement concoctée. « J’ai pris toutes les bandes originales du Seigneur des anneaux, de Star Wars et de Harry Potter, j’ai coupé tous les moments trop intenses, les ai mis bout à bout. J’ai écouté en boucle cette musique pendant que j’écrivais ma thèse. » Ses professeurs lui demandent qu’elle ne dépasse pas 300 pages comme le veut l’usage, “The political economy of degrowth” en fera 871. « Je suis insupportable avec les gens avec qui je bosse. Quand il y a une règle, j’interroge le pourquoi de cette règle, je questionne les prêts à penser et quand je comprends pourquoi on l’a établie, j’essaie de prouver qu’on peut la détourner. J’ai une vision un peu anarchiste de l’autonomie. »
Le 13 décembre, c'est à HEC Liège que l'économiste réveille l'assemblée.
Parrique mania
La suite est assez inédite dans le monde de la recherche. « Dès que j’ai publié la thèse, ça a explosé, on a commencé à me contacter de partout pour donner des conférences et des interviews. Je n’ai jamais arrêté depuis. » Alors que le nouveau docteur rêvait de jouer aux échecs ou au piano, on lui propose d’écrire un livre et d’intervenir auprès des écoles, des universités, des hauts fonctionnaires, de l’AFD, de la Caisse des dépôts, d’Orange, Bouygues, SNCF, Airbus… À chaque intervention, Timothée déconstruit la pensée dominante selon laquelle le capitalisme serait une force supérieure à laquelle on ne peut rien.
« Les gens ne réalisent pas la plasticité de l’économie. Dans l’économie tout est social. Je leur rappelle que leur entreprise ou leur organisation aurait pu fonctionner autrement, qu’elle aurait pu avoir une forme coopérative par exemple. Je n’essaie pas de leur mettre une claque écologique mais de montrer que la situation est telle parce qu’ils reconstruisent le capitalisme tous les jours dans leurs décisions. S’ils se mettaient à changer des trucs dans leur organisation, l’économie suivrait. C’est important d’arrêter de diluer la responsabilité de l’économie et de penser que personne n’a de prise dessus. Les grands dirigeants ont le pouvoir et la richesse, ils sont les responsables du manque de changement de la société, ce sont les rochers qui bloquent la porte. »
“Je dédie ma vie et brûle comme une petite bougie pour faire avancer la cause.”
Vous avez dit responsabilité ?
À chaque fois la réaction est la même et Timothée s’en étonne encore. « Quand je dis aux dirigeants qu’ils sont les spécialistes de la destruction du vivant, ils acquiescent et me confient que la réalité est même parfois pire. » Souvent désarmés mais désireux de se mettre en mouvement, les PDGs demandent alors à l’économiste quelles sont les solutions à mettre en œuvre. « Je trouve ça toujours un peu bizarre, c’est un peu comme si on me demandait le manuel Ikéa de la déconstruction du capitalisme. Ce sont à ces personnes très haut placées de trouver les solutions. C’est leur boulot après tout ! »
D'autant qu’à force d’avoir étudié, compilé, listé d’autres chemins possibles pour l’économie, Timothée a le sentiment d’avoir perdu un bout de son imagination. « Je suis devenu un genre de DGSE de l’économie, je passe tellement de temps à critiquer l’économie d’aujourd’hui que j’ai peur de m’y faire enfermer. Il faut faire attention et protéger notre créativité ; ne pas oublier que l’économie du futur reste à être inventée et que ce n’est pas avec les outils obsolètes de l’économie d’hier qu’on réussira ce défi. Passons donc moins de temps à rafistoler le vieux rafiot du capitalisme et davantage à construire de nouveaux modèles économiques. » Et s’il était venu le temps de ralentir ?
Photo de Une : © Mathéo Modol, Centre Pompidou, 2022