Saisir et se saisir de la complexité du monde, une exigence pour le préserver ?

Saisir et se saisir de la complexité du monde, une exigence pour le préserver ?

Saisir et se saisir de la complexité du monde, un préalable pour construire une société inclusive et durable ? Certainement.
29 September 2023
par Hélène Binet
6 minutes de lecture

Pour mieux orienter ses actions, makesense a défini il y a quelques mois sa boussole. Cinq axes à prendre en compte pour permettre à chacun et chacune de tenir le cap d’une société désirable, durable et inclusive. Parmi ces 5 points cardinaux : saisir et se saisir de la complexité du monde.

Imaginons que le monde soit un objet. Ce pourrait être un entrelacs de racines d’arbres millénaires dans lequel vivent des centaines d’espèces souterraines. Un enchevêtrement de fils, de laine, de fer, d’Ariane ou de plomb, une toile invisible qui relie les 9 milliards d’êtres sur terre… Si le monde était un concept, ce serait un imbroglio de complexité fait d’éléments divers difficiles à démêler.

Le changement climatique est la résultante de nombreuses variables interconnectées, c'est pour ça que l'atelier La Fresque du Climat est si important.

Complexité quand tu nous tiens

Dans le monde, c’est simple, rien ne l’est vraiment. Il suffit de prendre quelques sujets d’actualité pour s’en convaincre. Le changement climatique est la résultante de nombreuses variables interconnectées. Si la Terre se réchauffe, c’est à cause de nos modes de consommation et de production, de l’élevage intensif, de l'utilisation des énergies fossiles pour nous déplacer et nous chauffer, de la déforestation, des centrales à charbon et j’en passe. L’économie mondiale est tributaire des marchés financiers, des taux de change, des politiques monétaires et fiscales, des entreprises multinationales, des revenus, des politiques gouvernementales… Quant à la technologie et l’innovation, ils mêlent intelligence artificielle, biotechnologie, blockchain, éthique ou sécurité. Vous le voyez le tas de fils emmêlés ?

Aujourd’hui, se saisir de la complexité est essentiel pour démêler la pelote et prendre les bonnes décisions. Au diable, la simplification qui conduit à des liens de causes à effets hasardeux, à des raisonnements simplistes, au manichéisme systématique. Mettre le nez dans la complexité du monde nous invite à identifier et à comprendre les liens qui tissent notre existence, à considérer les éléments d'un système dans leur ensemble, à tenir compte des relations et des interconnexions entre différentes composantes d’un problème, à accepter parfois aussi qu'on ne peut pas avoir un effet sur tout. La bonne nouvelle, c'est que ce qui est complexe n'est pas forcément "compliqué" (cf. la matrice Cynefin) et que se saisir de la complexité, c’est bon pour la société.

« À l’inverse de la monoculture qui affaiblit les sols, la complexité fertilise les esprits et nous fait prendre conscience des interdépendances au sein du vivant, » explique le philosophe Nicolas Bouteloup.  « On dit de plus en plus souvent “c'est complexe” pour éviter d’expliquer, rappelle Edgar Morin qui a beaucoup écrit sur le sujet. Il faut faire un véritable renversement et montrer que la complexité est un défi que l'esprit doit et peut relever. » Évidemment, et sinon ce sera trop simple, il y a mille chemins pour tirer le fil de la complexité. On en a repéré 5, un pour chaque doigt de la main. 

Apprendre partout et tout le temps 

La première voie est celle de l’instruction, de façon formelle ou informelle, socle fondamental pour embrasser le monde. L’éducation est un outil de compréhension du monde autant qu’un préalable à l’action. Pas étonnant qu’il figure en 4e place sur la liste des Objectifs de développement durable de 2030 adoptés par 193 membres de l’ONU.

Apprendre c’est se donner les moyens d’assimiler les bases d’une multitude de disciplines, sciences, histoire, politique, culture pour sortir de l’à peu près mais aussi de l’opinion qui, dans nos sociétés, a de plus en plus tendance à supplanter le savoir. Qui pendant le covid ne s’est pas senti expert du sujet alors qu’il n’y connaissait rien ? Cette tendance “moins j’en sais, plus j’ai un avis” a un nom : l’effet Dunning-Kruger identifié en 1999 par les psychologues du même nom. L’idée ? Plus nous sommes incompétents dans un domaine, plus nous avons tendance à surestimer notre compétence.

« Cela peut sembler paradoxal mais l’explication est simple, explique Julien Devaureix dans son ouvrage « le monde change et on n’y comprend rien », c’est en prenant le temps de creuser un sujet qu’on en découvre les aspérités alors qu’on ne voyait de prime abord qu’une surface lisse. En se donnant la peine de chercher un peu plus en profondeur, notre assurance du débutant s’étiole mais elle nous revient ensuite, cette fois légitime, alors que nous progressons dans la connaissance du sujet. » Bref, arrêtons de faire semblant de savoir. Documentons-nous, lisons, écoutons les experts et les anciens, apprenons partout et tout le temps.

Critiquer est un joli défaut

La deuxième voie est celle de la pensée critique. À l’heure des algorithmes des réseaux sociaux qui nous servent chaque jour une soupe dont on connaît la saveur, l’aiguiser est indispensable pour redevenir intelligent au sens premier du terme : savoir faire preuve de discernement, de jugement, de bon sens. Pour cela, on peut relire Platon ou Aristote, ou simplement s'entraîner à analyser les informations de manière rigoureuse, à remettre en question les idées préconçues, à évaluer les sources d'information.

Un exemple ? Pour se faire un avis sur la question énergétique, la paresse nous inviterait à nous contenter d’un seul avis, pourquoi pas celui d’un influenceur qu’on aime bien. L’honnêteté intellectuelle en revanche nous enjoint à lire “Un monde sans fin”, la BD de Jancovici mais aussi à écouter les experts de Negawatt et aller discuter avec les fondateurs d’une microcentrale hydraulique citoyenne. Il y a un proverbe qui dit : « pour croire avec certitude, il faut commencer par douter. » « Pour Descartes, ajoute Nicolas Bouteloup, le doute est le premier geste intellectuel et philosophique. Le doute construit notre esprit, et c'est ce qui fondera ensuite l'esprit scientifique que de se remettre toujours soi-même en question ». Bref, doutons, posons des questions, croisons les approches, remettons en question nos propres croyances, élargissons nos horizons. 

Il était une fois le(s) système(s)

Le troisième chemin nous emmène vers la pensée systémique malmenée par des siècles de réductionnisme ou d’approche analytique chère à Descartes. Selon le philosophe et mathématicien, les phénomènes du monde peuvent être expliqués par un enchaînement de causalités et lorsqu’un phénomène apparaît d’abord comme trop complexe, il suffit de le décomposer en plusieurs enchaînements de causalités. A entraîne B qui entraîne C qui entraîne D, vive la linéarité !

Dans un contexte où les enjeux sont de plus en plus transversaux, multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires, il s’agit au contraire, comme le préconise Edgar Morin de reléguer la pensée cartésienne qui simplifie et sépare pour concevoir comme lié ce qui jusqu’ici, était considéré comme disjoint. « Toute ma vie, je n’ai jamais pu me résigner au savoir parcellarisé, je n’ai jamais pu isoler un objet d’étude de son contexte, de ses antécédents, de son devenir. J’ai toujours aspiré à une pensée multidimensionnelle ».

« Si vous voulez comprendre comment un système fonctionne, ne cherchez pas la cause, cherchez le système, » préconisait dans les années 70 Donella Meadows autrice du rapport éponyme et experte de la discipline. Penser en système invite donc à identifier les éléments qui le composent, à percevoir leurs liens et leurs interactions, à regarder les dynamiques globales plutôt que d’examiner les parties individuelles de manière isolée.

Le vivant, à ce titre, est une formidable source d’inspiration. L’approche systémique, « c’est commencer à se rendre compte de l’infinité de liens entre les choses du monde, explique Julien Devaureix. C’est une invitation à voir plus large, à regarder un ensemble et à tenir compte non seulement de ses structures, mais aussi de ce qui les met en mouvement».   

Collaboration fertile

Nous voilà sur la 4e piste, celle de la collaboration qui nous amène à côtoyer des personnes ayant des perspectives différentes pour nous offrir une vision plus large du monde. Lever le nez, ouvrir des portes, interagir avec des individus ayant des expériences de vie, des perspectives et des cultures autres que les nôtres élargit nos horizons. Alors que notre imaginaire est en berne, cela nous expose à de nouvelles idées. 

Au Royaume-Uni, le mouvement Larger Us invite à aller à la rencontre des personnes qui pensent et vivent autrement que nous. Un dispositif de formation et d’accompagnement permet de corriger préjugés et partis pris, d’apprendre à écouter profondément, d’avoir des conversations courageuses. Et surtout de s’organiser de manière à chercher à guérir plutôt qu'à vaincre, et à combler les fossés plutôt qu'à les creuser. Et si on les imitait ?

Humilité, j'écris ton nom

Enfin, notre dernier sentier nous amène sur le terrain de la patience et de l'humilité. Accepter que nous ne pourrons jamais tout comprendre. En revanche, nous pouvons continuer à apprendre, à évoluer, à nous tromper et à recommencer. Mission acceptée ?

Saisir et se saisir de la complexité du monde, résumé par A + B

  1. Développer la connaissance, rendre l’éducation accessible partout et tout le temps sur un maximum de disciplines pour pouvoir décrypter le monde.
  2. Renforcer l’esprit critique, ne pas gober l’information mais apprendre à la cuisiner et à la digérer.
  3. Avoir une approche systémique. Le monde n’est pas une ligne droite mais un espace multidimensionnel, fait de relations multiples et complexes qu’il faut aborder en système.
  4. Croiser les regards, se nourrir du collectif, la complexité se saisit mieux à plusieurs.
  5. Enfin, accepter de ne pas tout savoir, d’apprendre en permanence et de douter. 

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