Vous l’avez bien lu, vous ne vous trompez pas, on a décidé d’arrêter. De baisser les armes. D’abandonner notre combat pour demain. Il fallait bien que ça arrive à un moment ou un autre. Nous nous excusons d’avance pour la gêne occasionnée.
Ce matin, je prends la courageuse décision de ranger ma chambre et de faire du tri. A gauche de mon lit se trouve une tour de Pise de magazines et autres journaux dégoulinant d’écologie et d’alternatives au système capitaliste actuel : Socialter, Yggdrasil, le Monde Diplo, Kaizen, WE Demain, Mediapart… C’est par là que mon grand chantier commencera.
Ma technique de rangement consiste à déplacer les tas d’un point A à un point B, jusqu’à me sentir suffisamment fatigué pour changer d’activité. Je me saisis des revues et commence à trier tout ça avec une rigueur et une efficacité non-égalée dans l’histoire du rangement domestique. Interdiction de sombrer dans la lecture de cet article "La fabrique des inégalités sociales : cette machine à soumettre le peuple", aussi passionnant soit-il, interdiction de feuilleter plus de 5 pages par numéro.
Et puis quelque chose m’interpelle.
Je chasse l’idée, risquant là de dégrader l’excellent rythme tenu jusqu’alors. Mais elle revient avec plus d’insistance. Je ne peux l’ignorer. Ces magazines ont un message à me faire passer.
On vous souhaite tout le bonheur du monde, mais demain
Les articles étalés sur mon lit, je commence une lecture à voix haute des unes et titres d’article qui me font face : "Les nouveaux imaginaires de demain", "Trois ans pour conserver un monde viable", "2030 : objectif zéro émission", "La décennie de la dernière chance", "Dessine-moi la fin du siècle", "Le GIEC nous donne trois ans pour agir"…
Demain. Ultérieurement. Plus tard. Bientôt. Futur proche. Futur lointain. Futur très lointain.
Je réalise soudain la capacité qu’a mon cerveau et le monde "engagé" dans lequel il baigne du matin jusqu’au soir à se projeter dans l’après, à écrire des scénarios plus ou moins affolants.
Encore perdu dans le brouillard de cette réflexion – me sert-elle à quelque chose finalement ? – je décide de faire une pause et de rejoindre mes parents dont le rituel du soir consiste à regarder le journal du monde d’Arte. Il est 19h45.
Notre maison brûle… Heureusement nous regardons ailleurs
Deuxième choc.
Révoltes en Birmanie. Exactions de milices au Mili. Coalition avec l’extrême droite en Finlande. Risques de guerre civile en Haïti. Massacre d’une école en Ouganda. 141 millions de personnes touchées par l’extrême pauvreté. Famine dans la corne de l’Afrique et au Sahel. Plus de 26 000 personnes migrantes disparues en Méditerranée depuis 2014.
Cela faisait très, très longtemps que je ne m’étais pas frotté aux séismes du monde, très longtemps que je n’avais pas posé mes fesses sur un canapé pour me laisser éclabousser par des vagues d’horreur et de violence absolues.
Et en même temps, il y a une part de moi qui regarde ça comme un film. Le scénario raconte un monde à feu et à sang, me manque juste le héros et l’héroïne qui, jaillissant d’un quartier pauvre, combattront l’injustice et feront triompher la paix. Et l’amour parce qu’à la fin ils s’embrassent.
J’entends mon père dire soupirer et dire à demi-mot : "et à la fin, ils meurent".
Pas ici, pas maintenant
Je remonte dans ma chambre. Je regarde le joli vert de mes revues avec un œil complètement nouveau.
Ne suis-je pas tombé, moi et quelques-uns de mes copains-copines militants dans un double-piège ?
- On passe notre temps à parler de demain, de l’après, du pas-tout de suite, mais n’est-ce pas une fuite totale du présent, de la réalité de nos vies ?
- On scrute sur Twitter les événements en Ukraine, on déplore la montée du fascisme en Finlande, on s’affole en voyant les feux au Canada… mais chez nous ? Dans notre quartier, dans notre village, que se passe-t-il pendant ce temps ?
Je suis dans une virtualité spatio-temporelle folle. Certes il me paraît essentiel de sortir de mon petit univers immédiat mais à mon stade cet univers n’existe plus. Me suis-je bougé pour ce lopin de terre que quelques habitants voulaient protéger face au projet de lotissement de la ville ? Ai-je répondu à l’invitation du bâtiment d’en face d’organiser une soirée dansante pour créer du lien dans le quartier ? Et ma voisine qui galère avec la CAF depuis deux ans, je l’ai oubliée, elle ?
Mais alors, pourquoi cette tendance ? Énumérons les raisons pour lesquelles une frange de la population comme moi, sur le papier relativement consciente des enjeux brûlants du monde, a décidé de porter son regard vers un ailleurs et un après :
- L’exercice est nécessaire : parfois il y a trop de tempêtes dans ce monde, trop à encaisser. Alors on sort les œillères volontairement. Et on se protège. Et on reviendra quand on aura récupéré un peu de beau temps en nous.
- L’exercice est passionnant : penser à 2030, 2050 ou à la fin du siècle c’est une gymnastique intellectuelle fastidieuse mais non moins captivante. Parcourir les réalités du monde, les cultures, les combats loin d’ici est tout aussi précieux. On fait chauffer notre cerveau, on ouvre ses cases politiques, économiques, sociologiques, philosophiques, etc.
- L’exercice est revigorant : rêver d’un autre scénario que l’inéluctable d’aujourd’hui, tisser un retournement de situation, espérer l’avènement d’une personne providentielle, d’un mouvement social capable de renverser les élites en place… Disons-le, ça fait du bien, et ça met en mouvement, ça donne envie de se battre.
Un numéro de Socialter me regarde l’air de dire "Et du coup tu vas faire quoi ?"
Parlons stratégie
Sauver le monde, c’est comme ranger sa chambre. Avant de s’y mettre, il faut s’asseoir au bord de son lit et réfléchir aux actions prioritaires.
Le journal d’Arte de mes parents et ma pile de journaux me donnent envie de tenter un truc : et si je délestais mon quotidien de tout ce qui concerne, d’une manière ou d’une autre, le monde futur ? Si je décidais de commencer un stage 100% instant présent, 100% en bas de chez moi, ça donnerait quoi ? Quatre conséquences plus que probables :
- Je gagnerais beaucoup de temps à ne plus écouter RFI, à ne plus me demander comme les américains ont pu élire Trump à la tête de leur pays, temps que je pourrai réinvestir dans un truc plus concret, comme aller jouer avec mes petits voisins du premier étage
- Je ferais (beaucoup) de place dans mon espace mental - espace contaminé notamment par une bonne dose d’écoanxiété – et j’y laisserai donc à la place… du vide. Et du vide naît… la créativité. Et donc de nouvelles idées potentielles.
- J’utiliserais beaucoup moins mon écran, beaucoup plus mes mains
- Mon quotidien connaitrait un tournant : plus de rencontre, plus d’intérêt pour les micros événements et les micros combats
- Je dirais moins souvent des trucs comme « le monde me rend fou », « tu as vu ce qui s’est passé à … ». L’autruche heureuse ? Peut-être, oui.
Difficile de trancher. Comme souvent avec ces questions existentielles, il y a deux règles :
- L’équilibre
- Le "ressenti" intérieur : où est notre priorité, où notre joie d’agir sera-t-elle la plus forte, où est notre juste place finalement ?
Pour ma part, j’ai aujourd’hui une urgence : retrouver le goût du réel, le goût de l’acte concret à la conséquence directe. Je choisis donc solennellement - la prochaine fois que la question se pose - de ne pas écrire un post facebook dénonçant les pratiques d’Amazon dans le monde et d’utiliser ce temps-là pour descendre discuter avec le libraire d’à côté qui pourrait bientôt mettre la clé sous la porte si le voisinage ne se secoue pas un peu.
Bonne discussion avec vous-même.