C’était le mot de l’année 2019¹ et ce sera, dit-on, le mal du XXIe siècle. Elle fait les gros titres. Elle est sur toutes les lèvres... Mais enfin, qu’est ce que l’écoanxiété : un feu de paille médiatique ou véritablement une nouvelle épidémie ? Des professionnels de santé nous expliquent comment ils abordent le phénomène.
Pathologique… et normal à la fois
Disons-le tout net : l’écoanxiété ne connaît pas de définition qui fasse consensus et n’est pas reconnue par le DSM, le manuel de référence des troubles mentaux. Il faut dire que l’écoanxiété ne rentre dans aucune case. D’abord parce qu’en psychologie, l’anxiété se définit comme une chose irrationnelle, ou, parfois, comme une “peur sans objet”. Mais la destruction de notre environnement n’est pas une vue de l’esprit.
“C’est le gros débat chez les scientifiques qui s’intéressent au sujet”, nous dit Anne Jacob, psychologue clinicienne et chercheuse². “L’écoanxiété est-elle pathologique ou simplement adaptative ? Le stress nous aide à réagir face aux dangers. C’est un super outil apparu au cours de l’évolution humaine. Mais il devient problématique quand il est paralysant ou qu’il occasionne trop de souffrance.”
Car certaines personnes atteintes d’écoanxiété présentent des symptômes sévères : troubles du sommeil, douleurs physiques, crises de pleurs ou d’angoisse, brouillard cognitif… Au point, parfois, de ne plus pouvoir travailler ou faire les tâches quotidiennes. Selon Anne, les thérapeutes doivent soulager ces manifestations excessives du stress, sans supprimer ou dépolitiser totalement les inquiétudes liées à l’environnement (si tant est que cela soit possible). Un objectif qu’elle résume par cette formule : “À titre personnel je suis écoanxieuse, mais je vais bien.”
C’est un point de vue que partage Hélène Jalin, elle aussi psychologue clinicienne et préparant une thèse sur le sujet³ : “C’est un phénomène psychologique propre à une époque. Après la Guerre, les soldats revenaient traumatisés... Le burnout, lui, est apparu rapidement dans les années 1990 avec la technologie, le management... Aujourd'hui, c’est au tour de l'écoanxiété, qui est une réaction normale dans notre contexte.”
Un terme réducteur
Les professionnels sont quand même d'accord sur un point : le terme “écoanxiété” n’est pas très heureux, voire franchement réducteur. “Il n’y a pas que de l’anxiété”, nous dit Hélène. C’est plus complexe que cela. Il y a de la tristesse, de la culpabilité, de la colère… Surtout, on observe presque toujours des difficultés relationnelles.” Autrement dit, les éco-anxieux se sentent souvent seuls ou incompris par leur entourage. Souvent, on minimise leurs propos, ou pire, on se moque d'eux. “Il en résulte un sentiment d’injustice, précise Hélène. Les gens ont l’impression de faire des efforts quand les autres se laissent vivre.”
Autre problème de sémantique : le terme “écoanxiété” est souvent confondu, dans les médias, avec celui de “solastalgie”, forgé par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2003. Pourtant, la solastalgie désigne une forme de regret, de nostalgie par rapport à un lieu que l’on aimait et qui s’est déjà transformé (à cause du réchauffement, de la pollution, de l’urbanisation, etc.).
Les deux mots désignent ainsi des réalités différentes : la solastalgie se tourne vers le passé, le mal déjà fait, tandis que l’écoanxiété se tourne vers l’avenir et le mal anticipé. Rien n’empêche donc d’être écoanxieux et, en même temps, solastalgique (et d’avoir une gastro-entérite).
Battre en brèche les idées reçues
Les thérapeutes en sont persuadés : une véritable épidémie d’écoanxiété déferle en France depuis quelques années, avec des pics momentanés, notamment lors des canicules. Pourtant, dans le pays, il n’existe pas de statistique officielle sur le sujet - les écoanxieux ne font l’objet d’aucun comptage…
En 2021, une étude internationale publiée dans The Lancet Planetary Health a quand même permis d’y voir un peu plus clair… Et de balayer certaines idées reçues. Cette grande enquête menée dans 10 pays, auprès de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans, a montré qu’une grande majorité d'entre eux se sentaient inquiets (dont 59% très inquiets). Première surprise : les pays développés sont moins concernés, ayant l’habitude d’observer les catastrophes de loin et de s’en tirer (jusque-là) mieux que les autres. Par contre, dans certains pays plus pauvres, les conséquences du réchauffement climatique sont déjà très concrètes : montée des eaux, ouragans, destruction des forêts… Selon l’enquête, la jeunesse la plus écoanxieuse du monde se trouve aux Philippines.
De son côté, l’Inserm⁵ s’appuie sur une poignée d’études pour contredire d’autres clichés : non, l’écoanxiété ne semble pas liée à la couverture médiatique potentiellement étouffante, et non, elle ne concerne pas spécialement les personnes anxieuses à la base qui trouveraient, avec la thématique environnementale, un nouveau moyen d’exprimer leur stress...
Les écoanxieux sont-ils en deuil ?
Pour Hélène, l’écoanxiété s’apparente au processus de deuil… “Elle nous pousse à reconsidérer nos valeurs, notre rapport au vivant, à notre milieu… Finalement, l’écoanxiété nous pousse à faire le deuil de notre identité d’avant.”
Dans la plupart des pays, riches comme pauvres, nos identités sont fondées sur le dogme de la consommation, dont on nous dit, depuis l’enfance, qu’elle est corrélée au bonheur. Par exemple, beaucoup se servent de la consommation pour réguler leur stress, soignant leurs contrariétés à coups de shopping… Mais comment faire quand la contrariété, justement, nous est infligée par ce même système de consommation-production qui détruit la Nature ? Cet exemple nous aide à comprendre que l’écoanxiété est une source permanente de dissonance cognitive… “D’ailleurs, rajoute Hélène, beaucoup d'éco-anxieux voient désormais leur emploi d'un autre œil, n'y voient plus de sens ; c'est symptomatique...”
Comme pour le deuil du corps, le deuil d’une identité se fait parfois dans la douleur… et parfois pas du tout. Il semblerait d’ailleurs que beaucoup de nos contemporains soient encore “bloqués” dans la phase du déni. L’une des missions que se donne Hélène, c’est de comprendre les mécanismes qui poussent soit au déni, soit à l’anxiété, soit au dépassement de ces émotions négatives - le deuil accompli.
Naissance d’une approche thérapeutique
Dans son travail quotidien, le psychologue dispose d’une palette d’outils, dont certains ont démontré scientifiquement leur efficacité. Par exemple, les Thérapies Comportementales et Cognitives (TCC) soignent très bien les phobies et les troubles de l’humeur. L’hypnose permet à certains patients de mieux gérer leur douleur⁶, tandis que l’EMDR semble très prometteuse pour le traitement des traumatismes.
Mais l’écoanxiété, comment ça se soigne ? Pour l’heure, les psychologues restent ouverts et souhaitent que la recherche avance le plus vite possible. Ce que nous explique Anne : “À terme, on voudrait évaluer l’efficacité des différentes techniques avec des groupes contrôle. La recherche clinique va devoir s’emparer de ces questions et voir ce qui marche le mieux. J’ai bon espoir que d’ici 5 ans on y voit plus clair."
En attendant, Anne reste fidèle aux principes de la psychologie intégrative qui consiste, justement, à “intégrer” dans le parcours de soin toutes les techniques potentiellement pertinentes. Anne s’inspire donc à la fois des TCC, de l’approche psychodynamique, des techniques de psychomotricité, et cetera.
Surtout, dès avril 2019, elle a mis en place des groupes de parole réguliers pour que les personnes souffrantes puissent exprimer leur frustration, leur colère, mais aussi leurs émotions positives, afin de créer des liens et, pourquoi pas, rentrer dans une démarche militante… Car le désespoir advient quand on est seul. Au contraire, à plusieurs, on fait plus facilement le deuil de son ancienne identité. L’anxiété devient supportable et peut même devenir un moteur à l’action - plus positive que la paralysie.
L’aube d’un grand mouvement…
Ne pas rester seul, c’est aussi le leitmotiv des psychologues et des psychiatres, qui cherchent à s’unir pour avancer plus vite et plus loin. Voilà pourquoi Anne et Hélène ont participé à la création du tout nouveau RAFUE : Réseau des professionnels de l'Accompagnement Face à l'Urgence Écologique. Celui-ci met en lien les professionnels (chercheurs ou thérapeutes) qui s’intéressent aux nouvelles souffrances liées à l’écologie. Des initiatives sont recensées à Montpellier, à Lille, à Paris, en Bretagne, en Alsace, et même en Belgique et en Suisse… D’ici peu, le RAFUE prévoit d’ailleurs de mettre en ligne, sur son site web, une carte interactive pour que les personnes en souffrance trouvent des praticiens compétents et près de chez eux. Et ce n’est qu’un début…
Car pour faire face au problème écologique, sans se décourager, il faut un mental de fer. Dans la population, une prise de conscience écologique plus massive s’accompagnera forcément d’un soutien psychologique équivalent. Car pour nous retrousser les manches nous aurons besoin d’être ensemble, nous soutenir, par le corps mais aussi par l’esprit.
Sources
1. The New York Times, Oxford Names ‘Climate Emergency’ Its 2019 Word of the Year, 20 novembre 2019
2. Chercheuse au Laboratoire de Psychopathologie et Processus de Santé d'Université Paris Cité.
3. Chercheuse au Laboratoire de Psychologie des Pays de la Loire.
4. Marks, Elizabeth and Hickman, Caroline and Pihkala, Panu and Clayton, Susan and Lewandowski, Eric R. and Mayall, Elouise E. and Wray, Britt and Mellor, Catriona and van Susteren, Lise, Young People's Voices on Climate Anxiety, Government Betrayal and Moral Injury: A Global Phenomenon.
5. Inserm, L’éco-anxiété, une maladie mentale, vraiment ?, 12 janvier 2022
6. Inserm, Évaluation de l’efficacité de la pratique de l’hypnose, 20 juin 2015