La fabrique du doute, les trois techniques (malhonnêtes) de l’industrie pour faire mentir la science

La fabrique du doute, les trois techniques (malhonnêtes) de l’industrie pour faire mentir la science

Détournements, mensonges, calomnies : comment les industriels manipulent les esprits pour vendre leurs produits à tout prix.
24 March 2023
par Solène Graille
5 minutes de lecture

Alors que des centaines de thèses scientifiques démontrent les dangers de leurs produits, certains industriels voudraient nous faire croire le contraire. Détournements, mensonges, calomnies : du côté de l’industrie du tabac, de l’agroalimentaire ou des énergies fossiles, tous les coups sont permis.

Pourquoi continue-t-on à utiliser des néonicotinoïdes (alias pesticides tueurs d’abeilles) ? Comment l’industrie du tabac a-t-elle pu à ce point prospérer, tout en ruinant la santé de millions de personnes ? Comment 13 % de la population française peut-elle encore être climatosceptique ? Grâce à la fabrique de l’ignorance. Cette pratique jusqu’ici peu connue du grand public est à l’inverse parfaitement maîtrisée par les plus grands industriels des dernières décennies. De 1950 à nos jours, du tabac aux énergies fossiles, les grandes entreprises se sont serré les coudes, par secteur, pour que leurs activités ne soient pas inquiétées. Comment ? En s’attaquant de façon systématique et parfaitement organisée à toute avancée scientifique susceptible de leur être défavorable. Et ce en investissant le terrain scientifique justement. Retour sur trois techniques employées par les industriels pour noyer le poison de leurs activités.

Le nuage de fumée : l’industrie du tabac 

Au début des années 1950, les prospères compagnies du tabac sentent que la roue pourrait bien tourner. Le lien commence à être établi entre cancer du poumon et consommation de cigarettes. Branle-bas de combat chez les cigarettiers du monde entier ! Peu enclins à questionner le bien-fondé de leurs activités, ceux-ci se réunissent et décident de créer, le 22 décembre 1953, le Comité d’information et de recherche sur la cigarette. Leur cheval de Troie : la science. Leur logique : ne pas nier les avancées scientifiques, mais produire de la très bonne contre science, identifier d’autres causes potentielles au cancer du poumon et initier une fausse controverse. 

Et pour cela, ils vont s’entourer des meilleurs scientifiques. Robert Proctor, historien des sciences, révèle qu’une demi-douzaine de prix Nobel de physiologie et de médecin ont eu leurs travaux initiés par l’industrie du tabac. De 1953 jusqu’en 1998, année de la fin du Comité d’information et de recherche sur la cigarette, celui-ci a injecté plus de 500 millions de dollars dans la recherche, à une fin : fabriquer du doute. Des plus crédibles (conditions de travail, lieu de vie…), aux plus farfelus (les personnes nées en mars auraient plus de chance d’avoir un cancer de poumon, alors que les hommes atteints de calvitie moins…), la recherche financée par l’industrie explore toutes les causes alternatives au cancer du poumon. 

Un nuage de fumée qui a retardé la réglementation et la prévention, au profit d’une industrie mortifère. Rappelons que l’Organisation mondiale de la santé estime à 8 millions le nombre de morts causées chaque année par le tabagisme. 

Le discrédit au temps des pesticides 

En 1962, alors que les pesticides de synthèse tels que le DDT sont largement commercialisés et épandus aux États-Unis, Rachel Carson, biologiste et écrivaine, publie « Printemps silencieux ». Ce livre dénonce les dangers des pesticides, notamment le DDT, sur le monde vivant. Aujourd’hui reconnue tant sur les plans scientifique que militant, elle a d’abord fait l’objet d’une campagne de dénigrement sans limite. « Hystérique », « fanatique », « anti-progrès », la presse, les politiques comme les scientifiques se relaient pour la discréditer. L’industrie chimique laisse même entendre qu’elle serait « communiste », insulte suprême en pleine Guerre froide. 

Si ces attaques n’auront pas suffi à casser la vague Carson, considérée comme une pionnière du mouvement écologiste, elles mettent néanmoins en lumière les réactions épidermiques des différents camps que les ouvrages de Carson venaient contrarier. 

Rachel Carson n’est pas un cas isolé. Le discrédit de scientifiques qui venaient perturber des activités industrielles ou des champs disciplinaires, qu’il soit conscient ou inconscient, a émaillé l’histoire des sciences, des pesticides au bisphénol A…

Des manifestants du mouvement Stop Eacop protestent contre le projet d'oléoduc géant de TotalEnergies

L’or noir ou le déni 

On l’a appris récemment et pourtant cela ne nous surprend pas. Ils savaient. Les majors du pétrole du monde entier étaient au courant depuis 50 ans des effets dévastateurs de leurs activités sur le climat. Des rapports internes, des études de pointe, tout le petit mais puissant monde pétrolier était aussi renseigné sur le changement climatique qu’investi dans son déni. 

En 1982, les éminences d’Exxon reçoivent un rapport interne ultra détaillé de la part de leur directeur de l’environnement présentant les impacts de la combustion des énergies fossiles sur l’augmentation de la température, décrivant l’emballement climatique déjà engagé, et rappelant qu’il n’y a pas encore de preuve scientifique incontestable que la Terre se réchauffe (les dirigeants d’Exxon y verront une faille à exploiter). Cerise sur le gâteau, le rapport précise que « les premiers effets ne seront pas détectables avant 1995 », mais que néanmoins, « une fois détectables, les impacts ne seront pas réversibles […] et peu de choses pourront être faites pour régler les choses à court terme ». 

Vous reprendrez bien un peu de cynisme ? 

Des années après ces premiers rapports, en 1986, et alors que le consensus scientifique se resserre autour d’eux, Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf, adresse un communiqué au comité exécutif : « Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la Terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été (…) de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra, une nouvelle fois, se préparer à se défendre. »

La posture publique des pétroliers reste celle du déni. Dans cette lignée, en 1992, le directeur de l’environnement de Total, Jean-Philippe Carluette, expliquait sereinement, « Il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergie fossile ». 

Si les pétroliers ont dû admettre l’impact de leurs activités sur le changement climatique, la dernière communication de TotalEnergies sur les projets Tilenga et Eacop en Ouganda, nous laisse penser que l’honnêteté n’est toujours pas d’actualité… Tout comme les dernières communications du géant pétrolier suite à l’émission Cash Investigation utilisant les travaux du GIEC pour justifier la poursuite de ses investissements dans les énergies fossiles. Des propos dénoncés par les experts dans une tribune sur France Info. Plus c’est gros, plus ça passe ?

  • Pour en savoir plus, lire l’enquête en deux volets d’Elucid sur le sujet, qui plonge dans les documents déclassifiés de Total, Exxon & Co.

Les gardiens de la raison, enquête sur la désinformation scientifique

Alors que certaines questions autrefois sujettes au doute scientifique font aujourd’hui consensus, les industriels renouvellent leurs modes d’action, s’adressant aujourd’hui directement à l’opinion publique, semant le trouble sur les réseaux sociaux. Ces nouvelles méthodes sont analysées dans Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, un livre de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, à lire pour se prémunir.