Journaliste indépendante, Anne-Sophie Novel cultive le goût de l’expérience. Pendant un an, elle a plongé corps et âme dans l’univers du vivant. Dans son livre l’Enquête sauvage, elle nous partage son voyage aussi initiatique qu’intimiste.
D’abord, il y a son histoire personnelle. Le déracinement « forcé » aux premières heures du confinement où elle se retrouve avec mari et enfants (Adèle 10 ans, Ulysse 5 ans) à 25 kilomètres de Bordeaux dans une maison familiale au fond des bois. Puis une sombre affaire de haie au fond du jardin, 200 mètres de Cupressus plantée par son beau-père il y a 45 ans que la voisine veut couper pour construire un lotissement. Enfin, le temps suspendu par une pandémie mondiale. Printemps 2020, nous voilà au point de départ de la quête existentielle et éditoriale d’Anne-Sophie : adopter un œil neuf pour regarder la nature autrement et renouer avec le vivant. « Qu’est-ce que la nature et le vivant pour moi ? se demande la jeune quadragénaire. Quels ont été nos rapports jusqu’à présent et qu’est-ce que cela apporte d’y porter une attention nouvelle ? Je vous propose de me suivre dans cette enquête sauvage, composée de lectures, de réflexions personnelles, d’expériences, de nombreuses rencontres sur le terrain. »
En 256 pages et 8 chapitres, Anne-Sophie nous emmène sur son chemin de reconnexion à la nature. Le voyage commence par une mise au diapason, apprendre à se taire pour mieux écouter. L’enquêtrice marche en silence, les yeux bandés, garde la langue dans sa poche de journaliste. « Dans la nature, les espèces se comprennent, il y a un langage universel, un langage d’écoute des autres formes de vie, rappelle l’audio-naturaliste Fernand Deroussen. Hélas l’homme a perdu ce langage, l’humain ne vit que pour l’humain. Écoutez la nature, vous la verrez mieux. » Entendre pour mieux discerner ? « La première fois que j’ai entendu un chevreuil aboyer, j’ai couru chercher mon mari, pensant qu’il y avait un cinglé au bord du lac, » raconte Anne-Sophie qui n’hésite pas dans son ouvrage à livrer ses bévues de néophyte.
Apprendre à voir
Les oreilles grandes ouvertes, Anne-Sophie se lance dans la deuxième étape de son initiation : observer. Si certains se dotent d’un appareil photo, la journaliste pratique une observation du quotidien, de sa fenêtre, lors de ses balades. « On se prend au jeu, on apprend à savourer, puis on a envie de savoir, on a envie de mieux faire connaissance, de s’ouvrir à l’autre. » Elle participe également à des affûts avec des naturalistes, sur les traces du Grand tétras par -8°C dans le Jura, ou avec Adèle au fond du jardin. Certains soirs, mère et fille se contentent d’un héron cendré, de quelques grues de passage, ou d’une grenouille qui les font sursauter. « À force de regarder, même si on ne voit pas ou mal, on se dote d’une sensibilité nouvelle, d’une ouverture au monde», précise Anne-Sophie. « L’affût est une foi modeste », ajoute Sylvain Tesson.
En quelques mois, l’autrice passe d’une phase intellectuelle (connaître, reconnaître) à un état plus sensible, celui de ressentir, de se relier à ce cordon de nature que 50 ans d’industrialisation ont coupé à la machette. « Là où 22 espaces sauvages apparaissaient dans Blanche Neige, il n’y en a plus qu’une dans Indestructible,» précisent les études collectées par la journaliste. Même constat pour la musique. « Entre le Top 100 des années 50 et celui des années 2000, la référence aux êtres vivants non humains a diminué de 63% dans les 5924 paroles de chansons étudiées. » En 3 générations, la nature a déserté les imaginaires, les humains se sont coupés du vivant… Pourtant, les enquêtes des centres de recherche collectées par la journaliste Pascale D’Erm prouvent scientifiquement les bienfaits irréfutables de la nature sur notre état de santé global.
Toujours plus vivante
À partir du milieu de l’ouvrage, Anne-Sophie qui avait commencé par mettre un orteil dans la nature, s’y immerge désormais complètement. Elle teste plein de choses parmi lesquels les bains de forêts et raconte : « Je vois ces vivants et nous faisons connaissance chaque jour un peu plus. Je sais qui ils sont, j’appréhende leur façon de vivre et, à mieux les regarder, j’adopte leur point de vue, j’entre dans la perspective de leurs corps et ils entrent dans mon cercle relationnel. » La mue est en cours, l’enquêtrice passe de la consommation de la nature à la prise de conscience de n’en être qu’un maillon. Un état que connaît bien l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual : « ce n’est pas le monde vivant qui me parle mais moi qui me parle à moi-même. »
Le périple se poursuit par des nuits dans les bois, des stages pour apprendre à faire du feu sans Zippo ni allumettes, des bivouacs sous la neige et sous la pluie, des balades refuges en forêt lorsqu’il s’agit d’apaiser la colère. Anne-Sophie convoque tour à tour une cinquantaine de spécialistes aussi riches et divers qu’une prairie fleurie. On y rencontre Kim Pasche, archéologue expérimental rappelant qu’ « accumuler des savoirs est une perte de temps s’ils ne nous rapprochent pas d’une réelle relation au vivant. » On passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit avec le microbiologiste Marc-André Selosse, 1,2 kg de microbes à lui seul pour qui « nous sommes un système microbiote et tout y passe : notre humeur, notre digestion, notre système immunitaire. » On se promène avec le jardinier paysagiste Gilles Clément qui nous explique avec poésie que « mettre une graine en terre, c’est placer un espoir dans le lendemain, c’est renoncer à la nostalgie du passé et accepter le mouvement, le devenir. » Au fil des pages, on apprend, on comprend, certaines situations entrent en résonance avec notre existence, d’autres donnent envie de les explorer à notre tour.
Éduquer à la nature plus qu’à l’environnement
À partir de la page 177, vient alors le temps de rendre hommage à celles et ceux qui luttent et qui transmettent leurs connaissances et expériences de la nature depuis des années. Les naturalistes, les éducateurs nature, les zadistes et autres activistes, les écoles de la forêt, les clubs CPN (connaître et protéger la nature), les passionnés de toutes plumes et tous poils… « Au cours de cette enquête, j’ai rencontré des ornithologues, des photographes animaliers, des forestiers, des éco-thérapeutes, des chasseurs, des philosophes, des éducateurs nature, témoigne Anne-Sophie. J’en sors transformée dans le sens politique du terme. J’avais une connaissance de papier, il me manquait cette connaissance sensible. Allier le sensible et le savant est essentiel. » Dans cet esprit, à la dernière page de son livre, l’autrice devenue à la fois plus sensible et plus sauvage, invite chacun et chacune à prendre la clé des champs. « Aiguisez vos sens et semez en vous de quoi agir comme des herbes folles. Soyez libres, enracinés et riches de la diversité qui vous entoure, dans cette puissance spontanée (et gratuite) du vivant. Apprenez puis essaimez ces graines de vie partout autour de vous, sur les trottoirs, les balcons, dans les écoles, les parcs, à la campagne. » Allez, tous et toutes dehors.