Réparer les livreurs

Réparer les livreurs

Ils pédalent sous tous les temps, sont payés des clopinettes et ne se reposent jamais. À Bordeaux, une association répare les livreurs et regonfle leurs âmes. Visite de la Maison des livreurs.
20 August 2024
par Hélène Brunet-Rivaillon
4 minutes de lecture

Ce sont les esclaves des temps modernes. Les livreurs de repas à domicile vivent souvent dans des conditions extrêmement précaires et sont très abîmés physiquement et mentalement. À Bordeaux, une association les reçoit dans une maisonnette où ils peuvent souffler un peu, boire un café, faire une partie de baby-foot, regonfler leurs pneus, et, surtout, tisser des liens, recevoir des soins et une aide à l’insertion. Reportage.

Rue Fort-Louis, au cœur du quartier Sainte-Croix, à Bordeaux, à quelques enjambées des quais de la Garonne, les livreurs à vélo aux couleurs de Deliveroo ou Uber Eats convergent vers une « échoppe », petite maison en pierre traditionnelle emblématique de la région bordelaise. Une dizaine de vélos sont sagement stationnés devant et un petit groupe d’hommes discute sur le pas de la porte. Une enseigne colorée indique : La Maison des Livreurs. À l’intérieur, certains tapent la causette en touillant leur café dans le coin cuisine, d’autres s’adonnent à une partie de baby-foot enflammée, et quelques-uns se détendent, affalés dans un canapé. 

Koly, un Malien de 35 ans, est l’un d’entre eux : « Je viens ici tous les après-midis, entre les heures de repas, quand il n’y a plus de commandes, explique-t-il avec un grand sourire. Je me suis fait des copains maliens, ivoiriens, sénégalais, guinéens. On commente le boulot et la météo. Maintenant on est comme une famille, il y a une grande solidarité entre nous ! » 

Exposés aux accidents de la circulation, à la pollution, aux intempéries - les courses sont plus nombreuses par grand froid, temps de pluie et pendant les épisodes de canicule -, ces jeunes gens sont aussi victimes de douleurs chroniques, physiques et psychologiques. Cette maison ouverte en février 2023 est le seul espace où ces travailleurs pauvres peuvent retrouver un peu de dignité. Le bureau de Jonathan L’Utile Chevalier, le coordinateur de La Maison des Livreurs, se trouve dans une pièce attenante à celle réservée aux coursiers, sommairement meublée d’une table en bois, de quelques chaises, d’une armoire et d’un petit bureau avec un ordinateur. Sur des étagères, on aperçoit un ouvrage publié par l’ONG Amnesty International intitulé « Protégeons les droits des travailleuses et travailleurs migrants » ou encore, un livre titré « Uberisation, et après ».

Une activité professionnelle à hauts risques 

Ce trentenaire calme a d’abord travaillé pour Médecins du Monde, avant de devenir le seul salarié de l’association La Maison des Livreurs, au moment de sa création, il y a 18 mois. L’idée d’ouvrir un lieu pour les coursiers avait été émise en 2020 par un livreur nommé Arthur Hay, connu pour avoir créé le premier syndicat CGT des coursiers à vélos, en 2017. Avec quelques autres travailleurs, ils avaient suggéré à Pierre Hurmic, actuel maire écologiste de Bordeaux, alors en campagne, de soutenir ce projet. Ce qu’il a fait. 

« Ensuite, détaille Jonathan L’Utile Chevalier, l’association AMAL (association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs) a été créée par d’autres livreurs qui avaient décidé de s’organiser pour faire entendre leur voix sur leurs conditions de travail catastrophiques. Puis, en 2023, elle a été rejointe par Médecins du Monde, CoopCycle - l’association à l’origine de la première Maison des Coursiers à Paris, en 2021-, l’association Etu’Récup, engagée, notamment, dans la réparation des vélos, ainsi que quatre livreurs, pour créer ce lieu et l’association du même nom. La gouvernance est partagée, égalitaire, nous prenons toutes les décisions avec les livreurs, » insiste le coordinateur. 

Dans cet espace d’environ 70 m2, mis à disposition par la mairie, l’association accompagne près de 300 livreurs (dont seulement 5 femmes) sur les 5000 que compte la ville, et les 8000 présents dans la métropole (ils sont plus de 80 000 en France). Pour bénéficier d’un accompagnement, ils doivent s’inscrire ici et ouvrir un dossier, gratuitement. « 75% de nos livreurs ont moins de 34 ans et 99% qui veulent arrêter la livraison », estime le coordinateur. Car cette activité, qui est arrivée en France en 2014 et a explosé au moment du Covid, est exercée dans des conditions dramatiques. Et, les livreurs étant à leur compte, ils ne sont pas protégés par le droit du travail.

Une maison des possibles

« Ils sont tous précaires, et la plupart sont d’origine étrangère, avec ou sans papier, précise Jonathan L’Utile Chevalier. Ils sont très nombreux à vivre dans des squats et des habitats précaires. Certains ont déjà un emploi qui ne leur suffit pas pour vivre et ils complètent avec la livraison. D’autres n’ont que ça mais pour gagner l’équivalent d’un SMIC, ils doivent faire en moyenne 450 livraisons par mois, en pédalant 6 jours sur 7, dix heures par jour. Les sans-papiers, eux, ne peuvent pas ouvrir leur propre compte et sont contraints de passer par des loueurs qui prennent des commissions allant jusqu’à 50% des courses. » 

Pour couronner cette misère, les plateformes ne fournissent pas les vélos et ne prennent pas en charge les frais d’entretien et de réparation associés, qui sont très élevés pour les modèles électriques. Résultat ? Les livreurs roulent pendant des heures sur des vélos en mauvais état et des selles de piètre qualité, usées et mal réglées. Ce qui engendre des douleurs et de graves conséquences sur leur santé, notamment de nature sexuelle. Les infections à répétition et les cas d’impuissance, voire d’infertilité, sont fréquents. Dans cette maisonnette à l’ambiance chaleureuse, les forçats de la livraison à domicile bénéficient, entre autres, d’un atelier de réparation pour leurs vélos, de consultations et de soins dispensés par Médecins du Monde et de conseils juridiques proposés dans le cadre d’un partenariat avec l’ALIF, association d’aide à l’accès au droit. Jonathan L’Utile Chevalier, quant à lui, met en place des parcours d’insertion pouvant inclure la rédaction d’un C.V. et d’une lettre de motivation, la mise en lien avec France Travail et l’inscription à des formations, pour les accompagner vers l’emploi. La première question qu’il leur pose lorsqu’ils arrivent concerne, justement, le travail qui leur fait envie. Koly a sa petite idée : « À la base, je suis coiffeur, mais ici, il me manque un diplôme pour exercer. » Une situation qui pourrait bien être démêlée dans cette maison des possibles !