Le 9.3 tatoué dans l’âme, Ayoub Kacemi se mobilise tous azimuts pour ouvrir le champ des possibles aux jeunes de son quartier. Avec lui, la culture est une arme d’émancipation massive, l’éloquence, la clé de l’inclusivité. Rencontre avec un combattant des lettres et des cités.
“Sur l’affiche, j’ai laissé Pierrefitte même si la commune a fusionné avec Saint-Denis en début d’année. J’ai pas pu l’enlever, Pierrefitte c’est ma ville.” Ce mardi 18 février, Ayoub Kacemi organise la 9e édition de Révise tes classiques, un ciné-débat ouvert aux jeunes des quartiers. Sur l’affiche, un cornet de pop corn, un clap de cinéma et une adresse qui administrativement n’existe plus mais qu’ici tout le monde connaît. “La Maison du peuple à Pierrefitte c’est un lieu culte, explique Charles à la technique ce soir. La salle existe depuis plus de 100 ans. Elle a été créée par les ouvriers de la commune et était dédiée à l’éducation populaire. Dans les années 60, il y avait aussi un ciné-club tous les mois.”
Ce soir, devant une soixantaine de jeunes, c’est La Haine de Mathieu Kassovitz que Ayoub a programmé 30 ans après sa sortie. “Enfant, mon père m’a fait voir des dizaines de films, il me poussait à prendre plein de DVD à la médiathèque. Avec le temps, je me suis forgé une vraie culture de cinéphile.” C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé à créer ce format projection/discussion. “L’objectif est d’ouvrir les jeunes des quartiers au 7e art, mais aussi d’aiguiser leur esprit critique et de travailler leur éloquence.”
De spectateurs à acteurs
La Haine, 95 minutes en noir et blanc, une bande son qui décape, un public qui ne lâche pas l’écran. 6h01. Dernier plan. Dernier coup de feu. Générique. Dans la salle, il est 20h. Ayoub monte sur la scène pour un premier slam, rejoint par son acolyte Tahirou qui, lui aussi, travaille au service jeunesse de la ville. Le duo envoie du son et de l’émotion avant de passer aux questions. “Quels sont les personnages qui vous ont le plus inspiré ?” “Qu’est-ce qui vous a choqué ?” “La banlieue c’était mieux avant ?” Dans l'assistance, les réponses s’enchaînent.
“Dans le film, quand Hubert dit à sa mère : faut que je me barre d’ici, il sait qu’il est dans un environnement qui ne va pas lui faire du bien, témoigne Ryan. L’endroit où tu vis, ça peut faire beaucoup dans ta vie.” “Les personnages ont du mal à établir le dialogue avec des gens qui ne leur ressemblent pas, ajoute Riyad. Les choses ont changé dans le bon sens. Aujourd’hui, il y a du dialogue.” “Vivre en banlieue c’est mieux en 2025, poursuit Adam. Dans le film, tous les jeunes ne foutent rien. Aujourd’hui, quand une personne n’a pas de projet, elle est marginalisée.” “Il n’y a pas de différence, tempère Johanna qui vit dans les quartiers depuis 46 ans. Il y a toujours des jeunes qui vendent du shit, le racisme est toujours là. La société a laissé tomber les quartiers et les jeunes commencent dès 13 ans à créer des émeutes. Avant on avait des grands frères de cité qui avaient de vraies valeurs.”
Dans la salle, le micro circule, on s’écoute, on partage des points de vue, on soigne sa prise de parole. On entend presque les majuscules et les points dans chaque intervention. Sur scène Ayoub arbore son sourire des grands soirs, le débat prend forme, s’affine, et fait écho à l’un des axes de l’association Des terres minées qu’il a créée en 2023. “Parler à un public, exprimer ses idées, les confronter avec ceux des autres représente un point de référence extrêmement important dans l’instruction des futures générations,Enter explique-t-il dans le dossier de presse de son association. Plus que de simples joutes orales, nous prônons avant tout la réflexion, la critique de ce que l’on entend et de ce que l’on dit. Notre objectif est de former des citoyens éclairés et capables.”some
Aider les jeunes des quartiers à prendre la parole et à faire valoir leurs idées, montrer une autre réalité que celle des reportages télé, voilà ce qui anime Ayoub Pierrefittois forever. “Je kiffe l’Île-de-France, quand je suis ailleurs je me sens étranger,” rappelle-t-il au passage.
Pour faire comprendre ce qu’il anime, Ayoub aime manier la devinette. “Connaissez-vous le point commun entre un jeune de banlieue et un gaucher ?”, demandait-il aux 600 personnes venues pour la remise des prix Gabriel de Live for good (le mouvement des jeunes entrepreneurs qui changent le monde), en décembre dernier et pour lequel Des terres minées a été récompensée. “Voyez-vous un gaucher vit dans un monde conçu par et pour des droitiers. Chaque porte qu'il ouvre, chaque outil qu'il utilise, chaque geste qu'il fait, il doit s'adapter. Mais cette contrainte, loin de le freiner, va forger quelque chose d'unique en lui. [...] Et un jeune de banlieue dans tout ça? Il évolue lui aussi dans un monde qui n'a pas été pensé pour lui. Rien ne lui est offert sur un plateau. Rien ne l'invite à entrer, encore moins à rester. Et pourtant. Chaque obstacle qu'il franchit, chaque porte qu'il force à ouvrir lui apprend quelque chose : la résilience, la débrouillardise, l'art de voir au-delà des apparences et d'imaginer des solutions là où d'autres ne voient que des murs. En fin de compte, comme le gaucher, il crée des connexions neuronales, sociales et culturelles uniques qui font de lui une richesse inestimable pour notre société. C'est de cette idée qu'est née l'association, Des terres minées en trois mots.”
“Je me sens heureux quand je me sens utile”
Dans son association, forte de 3000 bénéficiaires chaque année, 10 000 personnes sur les réseaux sociaux, 150 bénévoles et une vingtaine de partenaires associatifs, Ayoub explore différents formats d’éducation populaire pour sortir des maraudes et des barbecues. Un jour il organise pour Utopia 56 une journée dans le stade de son quartier pour faire un repas géant et un tournoi de foot avec les personnes réfugiées. Pendant les Législatives, il organise une brigade dans sa cité pour inciter les jeunes à aller voter. “On a grave discuté avec tout le monde, on était des aventuriers du lien.” Parce qu’il a un jour découvert la rando et s’est dit que d’autres devaient en profiter, il organise un treck solidaire avec l’association Apart Asso. “On était 70 c’était magique. Un jour, je ferai le Kilimanjaro avec les jeunes.”
Récemment, il a également organisé un rallye photo Europe pour 8 jeunes à Athènes. “Au-delà du voyage, ce programme porte une ambition forte : ouvrir la jeunesse à la culture, lui donner les clés pour comprendre le monde qui l’entoure et l’aider à se construire en tant que citoyen européen et citoyen du monde.” Objectif, 10 capitales en deux ans pour terminer par les 7 merveilles du Monde. Prochaine destination : Rome. Dans les tuyaux de l’association, l’écologie n’est pas en reste. “On organise des clean challenges, il s’agit de dépolluer un quartier et de challenger un autre quartier à faire pareil.”
S’il ne dort pas beaucoup, fait du foot, du théâtre mais ne travaille jamais le dimanche, “c’est sacré”, Ayoub semble inarrêtable. Pour tenir, il a une technique infaillible : avancer groupé. “Je suis personne sans mon équipe,” aime à rappeler celui qui a toujours été soutenu par ses parents marocains et encouragé par sa fratrie nombreuse (sa famille accueille depuis 19 ans des enfants de l’ASE). Résultat, il y a du monde qui partage ses idées et ses modes d’action dans son association mais aussi dans la commune de Pierrefitte où il occupe le poste de chef de service et mission jeunesse après une alternance réussie.
“ Tout comme le bateau sombrant, notre jeunesse coule et personne ne se lève pour elle, Econclut Ayoub, féru de métaphores dans le document qui présente l’association. N’attendant rien des autres, nous avons opté pour notre propre sauvetage. Et c’est ainsi que nous essayons de colmater les brèches de l’éducation et de la culture au sein de notre jeunesse.” Des terres minées, naissent des jeunes déterminés, prévient-il. À bon entendeur !