“Je suis bien loin de mon rêve”: migration et déclassement professionnel

“Je suis bien loin de mon rêve”: migration et déclassement professionnel

Tu sais quoi ? Il faut en moyenne dix ans à une personne en migration pour retrouver le niveau professionnel qu’elle avait dans son pays. Explications.
28 February 2025
par Halima Karimi
4 minutes de lecture

Fuir son pays et retrouver la même situation professionnelle ? Trop souvent, les personnes en migration perdent en route la reconnaissance de leurs diplômes et de leurs expériences. Arrivées à bon port, elles se voient attribuer des emplois déclassés. Résultat, 10 ans de gâchés… Pour tout le monde.

«Avant de partir, tout allait bien. J’avais fait des études qui me passionnaient, puis j’ai commencé à travailler. J'ai rapidement obtenu des rôles principaux dans plusieurs films et séries. Mais j’ai été forcée de migrer. À présent, je suis bien loin de mon rêve d’être actrice.»

Il y a deux ans, Marjan Najafi, a dû fuir sa ville de Herat, en Afghanistan, craignant pour sa sécurité. Là-bas, la jeune femme de 27 ans travaillait en tant qu’actrice dans l’industrie du cinéma afghan. Comme dans ses films, tout allait bien jusqu’à l'arrivée des Talibans au pouvoir. Les sévères restrictions imposées aux femmes poussent Marjan à fuir en France pour pouvoir continuer sa carrière. 

Mais contrairement à ce qu'elle espérait, le chemin de l'immigration bouleverse ses perspectives d’avenir. Depuis son arrivée sur le sol français, Marjan n'a pas encore réussi à reprendre sa carrière dans le cinéma. Elle vit actuellement à Strasbourg et apprend intensivement la langue française, espérant retrouver le chemin du métier de ses rêves. Elle a contacté plusieurs entreprises de production et agences d’acteurs, et est toujours à l'affût d'une opportunité. Devra-t-elle rester encore longtemps hors champ ?

Marjan n’est pas la seule à voir son scénario professionnel revisité. Chaque année, de nombreuses personnes quittent leur pays à cause de l'insécurité, des problèmes économiques, des changements climatiques, ou pour trouver de meilleures opportunités. Ces migrations ont un impact drastique sur les trajectoires professionnelles : d’après une campagne de l’association SINGA, une personne nouvellement arrivée met en moyenne 10 ans à retrouver sa situation socioprofessionnelle d’origine. 

En effet, un parcours de migration implique de nombreux défis : barrière de la langue, choc culturel, difficultés économiques, isolement social et familial. Ces facteurs rendent presque inévitable une sorte de “départ à zéro” pour les personnes exilées.

Pauline Vigourt

Stop au déclassement, les associations se mobilisent

Aujourd'hui, de nombreuses associations et organismes en France accompagnent les personnes migrantes dans leur lutte contre le déclassement. Pauline Vigourt travaille au Centre d'Accueil pour les Demandeurs d'Asile (CADA) de Troyes. Selon Pauline, la plupart des demandeurs d’asile hébergés dans les CADA, ne maîtrisant pas assez bien la langue et l'environnement français, doivent rapidement abandonner l’espoir d’exercer leur profession initiale. 

Après leur arrivée en France et leur orientation vers nos services, pour pouvoir travailler, ils doivent attendre la validation de leur statut de réfugié le cas échéant, ainsi que la complétion de certaines procédures. Ils peuvent ensuite être orientés vers la Caisse des Affaires Familiales (CAF) , la Caisse Primaire d'Assurance Maladie (CPAM), et France Travail. Pendant cette période, ils doivent continuer à vivre avec un budget très limité. C'est pourquoi nous les soutenons dans la mesure du possible. Leur objectif devient la recherche de stabilité, plutôt que la chimère de retrouver immédiatement leur carrière d’avant.” 

Pour les journalistes en exil, même combat 

Toutes les professions semblent touchées par ce déclassement migratoire et les journalistes n’échappent pas à la règle. Au contraire. De nombreux professionnels, menacés en raison de leurs activités médiatiques, politiques ou de leur soutien à la liberté d'expression, sont contraints de quitter leur pays. C’est le cas notamment de centaines de journalistes afghans, exilés après la chute du pays aux mains des Talibans. 

Plusieurs pays, dont la France, accueillent ces journalistes afin qu'ils puissent poursuivre leurs activités médiatiques une fois arrivés dans leur pays d’accueil. Cependant, du fait de la compétitivité du secteur et de l’importance cruciale de la langue, cet espoir n’est que très rarement réalisé. Seulement 1% des journalistes hébergés à la Maison des Journalistes (un refuge pour les professionnels des médias exilés à cause de leur travail) parviennent à reprendre une activité journalistique après leur arrivée en France.

Pour pallier cette réalité, plusieurs programmes spéciaux lancés ces dernières années soutiennent les journalistes en exil pour les aider à reprendre leur travail en France. Farshad Fattahi, journaliste afghan, participe à l’un de ces programmes. Après la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan, il a été menacé en raison de ses activités médiatiques et politiques, et a demandé l'asile en France. Trois ans après son arrivée, il n'a toujours pas pu reprendre son activité de journaliste malgré de nombreuses tentatives.

Farshad Fattahi

Actuellement, il travaille bénévolement sur la plateforme Guiti News, qui vise à intégrer les perspectives des personnes directement concernées dans le débat public sur les migrations. Parallèlement, il fait partie de la première promotion du projet ‘Voix en Exil’, porté par Canal France International, SINGA, la Maison des Journalistes et Reporters sans Frontières.

Bien qu'il ait une compétence particulière dans le domaine de la prise de vue et de la réalisation de documentaires, et après environ trois ans d'apprentissage du français, les tentatives de Farshad pour trouver un poste dans un média français n'ont pour l’instant pas eu de succès. Sa maîtrise de la langue et du contexte français reste malheureusement insuffisante.

Lorsque je suis arrivé en France”, raconte Farshad, “j'ai eu l'impression que je pouvais enfin poursuivre mon travail librement, dans le pays de la liberté d'expression et des droits de l’homme. Mais je me suis vite rendu compte que le chemin serait long et difficile, de l'apprentissage de la langue à l'établissement d’un réseau à partir de zéro. Heureusement, maintenant, grâce au projet ‘Voix en Exil’, je retrouve petit à petit le chemin de mon bureau de journaliste.

Halima Karimi est une journaliste afghane, connue pour ses reportages d’investigation sur les violations de droits humains et la corruption en Afghanistan. Également présentatrice de radio engagée pour les droits des femmes, elle animait un programme hebdomadaire sur les violences domestiques. Contrainte à l’exil en raison de menaces du régime taliban, elle arrive en France en 2022, d’où elle poursuit notamment son travail auprès de la rédaction franco-exilée Guiti News et d’autres organes de presse.

Aujourd'hui, elle fait partie du programme Voix en exil, un projet innovant de soutien aux journalistes contraints de fuir leur pays.