Il était une fois, un collectif qui donne envie de se baigner en ville…

Il était une fois, un collectif qui donne envie de se baigner en ville…

Un collectif oeuvre pour que les citadins retrouvent la souveraineté sur leurs fleuves
30 August 2017
par Aurore Le Bihan
9 minutes de lecture

« Fais gaffe, tu vas choper un troisième bras. » C’est ce qu’entendaient régulièrement les membres du Laboratoire Expérimental des Baignades Urbaines en 2012 lorsqu’ils plongeaient dans le canal de Villette par 35°.

En 2017, la donne a changé. Cinq années après le voyage à Amsterdam qui leur a fait prendre conscience du retard français en matière de baignade urbaine, ce collectif d’urbanistes qui milite pour la réappropriation des cours d’eau urbains par les citoyens semble avoir réussi sa mission. En témoignent ces photos datant de juin dernier où les baigneurs s’en donnent à cœur joie.

Une victoire symbolisée par le sourire des baigneurs mais aussi par l’ouverture d’une piscine dans le canal de l’Ourcq à Paris en juillet dernier, un plongeoir installé au Pont Alexandre III et la volonté de la mairie de Paris de voir ses athlètes gagner leurs épreuves dans la Seine lors des JO 2024.

Très présent sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook, le laboratoire a réussi le pari de changer les mentalités autour de la baignade urbaine à grand renfort. 

makesense STORiES a voulu en savoir plus sur les clés de cette réussite en interrogeant Pierre Mallet, membre du Laboratoire Expérimental des Baignades Urbaines.

Est-ce que tu peux nous raconter la genèse du Laboratoire Expérimental des Baignades Urbaines ?

Pierre Mallet : Tout a commencé il y a cinq ans. Avec des amis, nous sommes allés à Amsterdam à vélo en partant de Lille. Sur le trajet, on a vu qu’en Belgique et en Hollande il y avait vraiment un rapport à l’eau différent, que ce soit dans les petits villages ou les plus grandes villes.

Quand on est arrivés à Amsterdam, on s’est aperçus qu’il y avait des espaces dans lesquels on pouvait se baigner librement, sans interdits. Rentrés à Paris, on s’est retrouvés un peu frustrés en réalisant à quel point les choses étaient bloquées en terme de baignade urbaine. On a quand même commencé à se baigner de manière très informelle à la fin de l’été.

On a fait des recherches sur ce qui existait déjà avant, ce qui existait ailleurs. À ce moment-là, on a décidé de créer la page Facebook où l’idée était de partager ce qu’on trouvait à droite à gauche.

Dans beaucoup de villes européennes, la baignade urbaine est déjà bien ancrée dans les mœurs. Pourquoi Paris a-t-elle autant de retard ?

P: Quand tu regardes ce qui se passe en France, en Europe et un peu à travers le monde, la baignade urbaine existait dès le 19e siècle. Il y a certaines villes européennes qui n’ont d’ailleurs jamais cessé d’ouvrir leurs fleuves à la baignade.

Dans la continuité du mouvement hygiéniste, il était même bon de s’y baigner. Puis, quand la France et la plupart des pays occidentaux ont commencé à mettre des trucs pollués dans nos rivières, dans nos cours d’eau, ces habitudes ont été rompues. Les fleuves ne servaient plus qu’à transporter des marchandises industrielles. C’est à ce moment-là que c’est devenu plus ghetto de se baigner, que la pratique a cessé.

Alors que d’autres pays, comme la Suisse, n’ont pas arrêté. Ils sont restés dans cette tradition-là. Pourquoi d’autres pays sont plus en avance ? Parce que ces pays sont plus en avance sur les questions écologiques que nous.

Est-ce la seule raison ?

P: Un autre facteur qu’on a toujours voulu questionner, c’est le rôle de l’interdit et de la responsabilité de chacun. En France, c’est interdit de se baigner. Si tu le fais, tu te prends une prune. Si t’as un accident, ça tombe sur les épaules du législateur, en l’occurrence du maire. Alors que dans des pays de tradition plus protestante, ta baignade est à tes propres risques. La responsabilité se porte alors sur l’individu.

Faire porter la responsabilité à sur l’individu ne peut se faire que si le niveau d’information sur la qualité de l’eau est maximal et si chacun peut faire des décisions avec toutes les cartes en main, non ?

P: Oui, carrément. C’est différent dans ces pays parce qu’on te met en condition de te baigner tout en te disant que, oui, il y a des dangers. On responsabilise différemment l’individu. Alors que chez nous, même là, si ça bouge pas mal, ça reste interdit. Au lieu de te mettre un panneau baignade dangereuse à ce moment-là, on va te mettre baignade interdite. Donc ça ne donnait pas beaucoup d’informations. C’est un rapport un peu plus ambigu et un peu plus hypocrite aussi.

À Paris, les choses ont finalement avancé dans le bon sens : ouverture à la baignade du bassin de la Villette, organisation des épreuves des JO 2024 dans la Seine… On pourrait presque affirmer que votre mission est terminée.

P: On était agréablement surpris que ça aille si vite. Je pense que la mairie avait en tête d’avancer sur ces questions-là sans vraiment savoir comment s’y prendre. Ils ont été assez malins dans leur approche. Ils auraient pu venir nous embêter et casser le mouvement dès le début en balançant la brigade fluviale tous les soirs. À la place de quoi, ils ont regardé nos initiatives d’un œil assez bienveillant. Ils nous disaient en off certains trucs, concernant la qualité de l’eau par exemple. Il y a deux ans, une baignade a été très médiatisée (avec notamment un article dans Libération et un podcast Arte Radio). Le sujet est tombé sur leur bureau et je pense qu’ils se sont dit qu’ils pouvaient surfer sur cette dynamique-là. Ils ont avancé à fond sur sur leurs projets, à la fois sur le bassin de la Villette et au lac Daumesnil, dans le bois de Vincennes.

JO aidant, la Mairie joue beaucoup sur l’image de la Seine. Le bassin qui a été inauguré le 17 juillet, est un test. Si ces bassin existe, c’est aussi parce que les JO créent un contexte favorable. À Paris, notre rôle est malheureusement ou heureusement déjà fini. Il n’y a plus vraiment de marge de manœuvre, à partir du moment où la municipalité reprend avec autant de force les différents dossiers. Mais après, il y a plein de choses à faire ailleurs en France et dans le grand Paris aussi.

Oui, il n’y a pas que Paris …

P: On a toujours englobé toute la France dans notre discours. Après, le fait qu’on habite tous à Paris, près du canal, a joué. C’était plus facile de s’appuyer sur ça pour faire avancer les choses. L’eau à cet endroit-là est propre, c’est pas vraiment dangereux.

Les années précédentes, on avait vraiment beaucoup de messages, des gens qui nous écrivaient : « Vous organisez quand une baignade ? ». Sachant qu’on n’a pas vocation à organiser des événements. On le fait de temps en temps parce qu’on trouve ça cool mais bon … c’est quand même un peu touchy niveau responsabilité, et ça demande de l’organisation. Cette année, les gens n’ont plus besoin d’être en grands groupes pour se jeter à l’eau. Les gens se baignent de leur propre initiative, c’était vraiment ça qu’on recherchait.

C’est cool que vous ayez atteint votre objectif.

P: C’est agréable. C’est un sujet qu’on sentait vraiment porteur. On l’a bien vu avec certaines photos qui étaient beaucoup partagées. Je pense qu’il y avait un tel préjugé ultra négatif « Ha, se baigner à Paris, c’est la lèpre. » On nous disait en permanence des trucs dans le genre. Et en même temps, quand tu les mettais face à des photos du siècle dernier où les gens se baignaient, tout le monde devenait fou.

Quelle stratégie, quels leviers, outils avez-vous utilisés pour faire bouger les lignes ?

P: On ne s’est jamais dit, à un quelconque moment, qu’on allait établir une stratégie. Je pense qu’on est arrivés à un bon moment. On n’avait même pas d’objectif, mis à part notre propre plaisir de pouvoir se baigner à Paris. Au fur et à mesure, on a eu conscience de ce qui marchait sur notre page Facebook, de ce qui pouvait être important. Un des premiers trucs qu’on a voulu faire, c’est toujours tenir ce discours ultra positif.

Ça nous arrivait de titiller un peu, mais on n’était pas dans la haine de l’action publique ou des législateurs. On cherchait d’abord à valoriser ce qui se faisait avant ou ailleurs.

Ça, c’est un truc qui, mine de rien, sur les réseaux sociaux, est cool. Surtout quand tu vois le niveau de dépression sur n’importe quel autre sujet. Même quand tu abordes une envie de changement sur des questions écologiques, tu commences toujours le sujet en disant « les animaux, ils sont tous en train de mourir et puis nous on va tous mourir dans la foulée ».

Votre discours était quand même assez poil à gratter …

P: La manière dont on communiquait n’était pas forcément réfléchie, même si on voulait garder un discours très militant, assez revendicateur. On ne voulait pas que ce soit lisse. En disant que c’était vraiment une bataille à gagner et qu’il fallait y aller. Un autre truc important, c’est l’image. On est passé énormément par l’image. La viralité de certaines images a permis un changement d’imaginaire. On est passé d’un imaginaire vraiment dégoûtant dans la tête des gens à quelque chose de désirable. On voulait rendre de nouveau désirable la baignade en ville. Et la baignade à Paris, on voulait rendre ça sexy.

Et vous avez réussi.

P: Le potentiel était déjà là. On l’a juste révélé. C’est pour ça que c’est allé aussi vite. On a saisi le sujet en tant qu’urbanistes, pas seulement en tant que citoyens, ce qui nous a permis d’apporter une réflexion un urbaine. On a écrit des articles. D’abord dans des revues plus spécialisées en urbanisme. On a fait des présentations de temps en temps quand on était invités.

L’année dernière, on a fait une proposition au budget participatif de la ville de Paris qui a été retenue et mixée avec d’autres sur la question de la baignade. On a beaucoup partagé sur notre page pour que ça soit voté. Au final, c’est pas passé mais c’était dans les premiers. Il devait y avoir 5, 6 ou 7 projets sélectionnés à l’échelle de Paris et on devait être à peu près huitième avec 11 000 votants.

Ça montre quand même l’engouement autour d’un sujet jusque-là très peu abordé …

P: Ouais et c’est bien, parce qu’on partait vraiment de rien. En fait, ce qui est assez intéressant, c’est que ce sujet de la « baignade urbaine » n’existait même pas …

Quand tu réaménageais les berges d’un fleuve ou d’une rivière en ville, la baignade urbaine n’était même pas imaginée comme un usage potentiel. Il n’y avait pas vraiment de projection architecturale. À la limite, sur du long terme, quand on imaginait le territoire en 2050, tu voyais trois pauvres bonhommes qui se baignaient mais ça s’arrêtait là.

Du coup, ce qui était assez cool qu’on était seuls sur le sujet. On écrivait ce qu’on voulait, ce qui nous a permis de façonner le sujet à notre manière. Notre discours a été beaucoup été repris par les médias et d’autres spécialistes. De notre côté, on a gardé l’objectif qu’on a toujours revendiqué : une baignade libre, permissive, assez yolo dans l’esprit. Si c’est pour avoir les mêmes interdits qu’à la piscine municipale, ça ne nous intéresse. On a un discours sur la réappropriation à la fois de l’espace public et des biens communs que sont les cours d’eau.

La baignade urbaine permet une prise de conscience plus large : on se rend compte que beaucoup d’espaces urbains communs sont soit privatisés soit occupés par des voitures, des transports de marchandises alors qu’ils devraient appartenir aux citoyens …

P: On a un peu oublié tout le potentiel qu’il y avait en terme d’espaces urbains. La baignade, c’est un peu le dernier échelon : si tu es capable de faire de la baignade en ville, tu peux faire tout le reste. À partir du moment où la puissance publique est capable de redonner les cours d’eau aux citoyens, c’est bénéfique pour tout le monde : ça ramène des gens dans l’espace public, ça crée de la vitalité urbaine, ça permet des activités de loisir gratuites. C’est à la fois bon pour l’économie local car tous ces gens finiront par consommer et pour l’environnement car la qualité de l’eau y est améliorée, et les écosystèmes, de fait, préservés.

Crédit photos : Nicolas Rochette