Depuis le XIXe siècle, le vélo ne révolutionne pas seulement la manière de se déplacer : il change aussi la vie des femmes. Deux roues et un guidon qui bouleversent leur existence, qui leur offrent une liberté et une indépendance nouvelles, qui révolutionnent leur quotidien jusque dans leur dressing. On vous raconte.
Le vélo, on l’aime. C’est indiscutable. Qu’on soit un rebelle qui l’enfourche sans casque (ne faites pas ça), un bon élève qui porte un gilet jaune quand il pédale à la nuit tombée ou un bobo qui balade sa batterie en sac à main, nous sommes tous d’accord : il est pratique, écologique et économique. Mais accrochez vous bien à votre guidon, le vélo est encore plus que ça... Selon l’ouvrage 100 objets racontent une histoire des femmes d’Annabelle Hirsch, le vélo est aussi un féministe, militant engagé pour l’émancipation de la femme !
Pour comprendre comment celui qui divise aujourd’hui les piétons et les cyclistes dans tout Paris s’est battu pour le droit des femmes, cap sur l’Europe de la deuxième moitié du XIXe siècle (après 1850 pour ceux qui ont du mal avec les chiffres romains).
Bienvenue dans les années 1880, en pleine ère victorienne. Si cette période tient son nom de la Reine Victoria, elle n’est pas féministe pour autant : il est admis par la société occidentale que la place des femmes est à la maison, et qu’elles ne sortent que pour aller dans les magasins. Pour s’y rendre, soit elles se déplacent en calèche, soit elles sont accompagnées de leur mari ou d’une gouvernante, mais jamais ô grand jamais, elles ne sont seules dans les rues. Bonne ambiance.
Au même moment, après la draisienne ou le Grand-bi, un nouveau modèle de vélo s’impose dans les couches « moyennes » et « supérieures » de la société : c’est « la bicyclette de sécurité » (le vélo tel que nous le connaissons aujourd’hui), et... Il va tout changer (ou presque) !
Elles pédalent seules, dans les rues qui se donnent
Alors que les hommes se déplaçaient déjà en monocycle depuis les années 1850, les femmes, elles, n’avaient eu pour seule expérience de cyclisme qu’un tour en tandem, assises à l’arrière, pendant que leur mari choisissait la direction et l’allure.
Quand le « safe bike » se répand et que des femmes l’enfourchent, c’est la délivrance ! Pour la première fois de leur existence, elles peuvent se déplacer seules, choisir leur vitesse, leur destination, et parfois même... Rouler sans but !
Les femmes se sentent libres. En 1895, la féministe Elizabeth Cady Stanton disait “La bicyclette leur [aux femmes] inspirera plus de courage, d’assurance et de respect pour elles-mêmes”, pendant que Susan B. Anthony déclarait “La bicyclette donne aux femmes un sentiment de liberté et d’assurance (...) c’est l’image d’une féminité libre et sans entrave. ». C’est un tout petit pas pour l’homme, mais un énorme coup de pédale pour l’émancipation de la femme.
Les petites reines
En moins d’une décennie, le paysage urbain se modifie : dans les rues de Boston à Paris en passant par Londres et New York, les femmes s’emparent des vélos. Les militantes féministes en font leur moyen de transport privilégié pour distribuer leurs pamphlets dans les campagnes, et Annie Londonberry devient, en 1894, la première femme à faire le tour du monde à vélo.
Ce mode de déplacement est même adopté par des femmes de pouvoir. Si vous regardez le tour de France avec votre oncle René, vous avez déjà entendu les commentateurs sportifs parler de la « petite reine ». Ce surnom donné au vélo fait référence à la reine Wilhelmine Helena Pauline Maria van Oranje-Nassau (un nom qui justifie un tiers temps au bac). Quand elle monte sur le trône des Pays-Bas en 1890, elle n’a que 10 ans. Ce qui étonne pourtant, à l’époque, c’est moins son jeune âge que son moyen de transport préféré : elle arpente le royaume à vélo et en fait la promotion. Lorsqu’elle se rend à Paris pour un séjour diplomatique en 1898, elle traverse la ville sur sa bécane. Les journalistes s’en amusent et la presse se met à parler du vélo comme de « La Petite Reine ». Du haut de ses 10 ans, elle est déjà dans le peloton de tête du cyclo-féminisme !
OK bloomer
Et ce n’est pas tout ! La bicyclette ne fait pas que révolutionner la mobilité des femmes, elle révolutionne aussi leur garde-robe ! Toutes celles qui ont déjà pédalé en robe longue le savent : plus c’est long, plus ça se coince dans les rayons.
Si ce n’est déjà pas bien pratique aujourd’hui, avec toute la légèreté et la fluidité que nos robes d’été ont à nous offrir, je vous laisse imaginer l’histoire un siècle et demi en arrière, quand les dames portaient encore des robes jusqu’aux pieds, et que leurs sous-vêtements étaient composés d’un corset, d’une jupe arrivant aux chevilles et de plusieurs couches de jupons à volants. Rapidement, il a fallu trouver une alternative vélo-compatible, laissant plus d’aisance de mouvement. C’est là que le bloomer entre en scène. Ou plutôt... Monte sur selle !
Ce pantalon bouffant se porte à l’origine comme un sous-vêtement. Quand Amelia Bloomer, militante féministe, s’en fait l’avocate et propose d’en faire une tenue de ville en 1851, elle essuie bien des railleries.
Mais, quarante ans plus tard, l’essor du vélo redistribue les cartes : le bloomer est le costume parfait pour pédaler. Les femmes le portent de plus en plus, l’associant à une sorte de jupette par-dessus, et à un blazer très ajusté en haut. Peu à peu, les villes prodiguent des autorisations officielles du port du pantalon. Oui, grâce au vélo, les femmes « portent la culotte », et elles la portent merveilleusement bien !
Attention à la véloïte
Évidemment, là où des femmes se libèrent, des hommes se frustrent. Des médecins inventent alors des maladies féminines liées au cyclisme, pour tenter de les décourager. Ils défendent notamment l’idée que les « frottements » de la selle sur l’appareil génital rendent infertile ou que le vélo donne aux femmes une mauvaise mine (on parle de «Bicycle face »). Certains l’accusent même d’être un puissant excitant sexuel, à cause du mouvement répété du pédalage (dans ce cas, difficile d’imaginer la puissance aphrodisiaque d’une virée en pédalo). Le pire dans tout ça, c’est que le même argument avait été avancé pour les machines à coudre.
Bien que pédaler dans Paris, au milieu des voitures, peut en effet s’avérer dangereux, il y a peu de chance que ce soit pour l’une des raisons évoquées par ces « spécialistes ».
Si aujourd’hui ce n’est qu’un détail pour vous, pour d’autres femmes ça veut encore dire beaucoup... En Iran, par exemple, les femmes ont interdiction de faire du vélo en public. En Arabie Saoudite, il aura fallu attendre 2013 et le succès du film Wadjda, racontant l’histoire d’une jeune femme qui rêve de pédaler, pour que l’interdiction soit supprimée. En Afghanistan, des groupes de femmes cyclistes ont été créés malgré les interdits, luttant pour leur liberté sur deux-roues.
Aujourd’hui dans encore bien des pays, le vélo est ce qu’il a été chez nous 140 ans en arrière : le véhicule de l’émancipation féminine.