Chercheuse en sciences du climat à Paris-Saclay, co-présidente du groupe nᵒ 1 du GIEC depuis 2015, Valérie Masson-Delmotte a fait de l’histoire et l’évolution du climat son terrain d’études et de passion. Marraine du programme ré_action de makesense, la paléoclimatologue nous ouvre son cœur et son savoir.
Voilà presque 30 ans que vous travaillez sur le climat, quand êtes-vous tombée dans la marmite climatique ?
C’est au lycée, dans les années 80, que j’ai commencé à m’intéresser à cette problématique. Je passais des heures au CDI à feuilleter des journaux scientifiques. Je me passionnais pour l’observation de la terre depuis l’espace, pour les travaux autour des carottes de glace qui permettent de connaître l’évolution du climat et la composition de l’atmosphère. En quelques années, je suis passée de l’archéologie qui me fascinait à l’histoire du climat. Ça m’est restée. Après mes études à Centrale j’ai cherché à faire un stage en sciences du climat. J’ai repris les revues de mon époque lycéenne et contacté les chercheurs. J’ai été extrêmement bien accueillie avec beaucoup de bienveillance. J’ai ainsi eu la chance de pouvoir consacrer ma thèse à l’histoire du climat et de décrocher un emploi sur le sujet.
Claude Lorius
Qui sont ces chercheurs qui vous ont tant inspirée ?
Ils étaient plusieurs. Je me souviens de Robert Kandel qui observait la terre depuis l’espace pour comprendre l’action des gaz à effet de serre sur le climat. Il y avait aussi Hervé Le Treut, spécialiste de la modélisation numérique du climat. Et puis le glaciologue Claude Lorius et le paléoclimatologue Jean Jouzel qui par leur travail sur les carottes glaciaires ont pu retracer l’évolution du climat et mettre en évidence le lien entre concentration de CO2 dans l’atmosphère et réchauffement climatique.
Quand avez-vous pris conscience de la gravité de la situation ?
En 1993, lorsque j'intégrais mon labo de recherche, je n’avais jamais entendu parler du GIEC. Des recherches de pointe y étaient conduites pour modéliser le climat, comprendre le cycle du carbone, étudier les variations passées du climat et explorer ses évolutions futures. On parlait à cette époque de l’action réussie autour du trou de la couche d’ozone grâce au Protocole de Montréal, un accord multilatéral international pour interdire les substances qui détruisaient l’ozone stratosphérique. Grâce à la possibilité d’accéder aux bases de données mondiales via le réseau internet du laboratoire, j’ai téléchargé les séries d’observations de température des différentes stations météorologiques dans le monde et refait les estimations du réchauffement planétaire, vérifiant les résultats de plusieurs équipes de climatologues britanniques ou américains. Je me souviens de ce moment de sidération, cet instant où j’ai pris conscience que le climat était en train de changer très vite, de manière inédite par rapport aux variations passées, et que ces bouleversements seraient extrêmement graves.
Le climat, vous l’étudiez sous toutes ses coutures. Où en est-on aujourd’hui ?
Dans mon laboratoire, on travaille sur les variations passées, actuelles et les futurs possibles. Il faut rappeler qu’au cours de son histoire, le climat a fluctué en réponse à de nombreux facteurs naturels, comme la tectonique des plaques, ou la position de la Terre autour du Soleil, ou encore en réponse à des éruptions volcaniques majeures. Au cours du dernier million d’années, les variations entre climat glaciaire et climat doux ne correspondent qu’à 5°C de différence à l’échelle planétaire, et le rythme le plus rapide a été de l’ordre de 1°C par 1000 ans. Or depuis la fin du XIXe siècle, la terre s’est réchauffée de plus d’un degré, uniquement à cause des activités humaines. Cela entraîne aujourd’hui une augmentation de la fréquence et de l’intensité des vagues de chaleur, des épisodes de pluie torrentielle, des sécheresses plus sévères autour de la Méditerranée, un recul généralisé des glaciers, un océan qui se réchauffe et s’acidifie et dont le niveau monte de plus en plus vite… Cela a déjà des conséquences visibles, par exemple pour les végétaux et les animaux. Les zones climatiques se déplacent, conduisant à des déplacements d’espèces vivantes. Les épisodes de chaleur intense provoquent des chutes de rendements de cultures, les céréales notamment et de la productivité du bétail ; les épisodes chauds et secs entraînent des dépérissements de forêts. Aujourd’hui, toutes les régions du monde sont touchées de multiples manières par le réchauffement climatique.
Ça veut dire qu’on est foutus ?
Il faut bien comprendre qu’il n’est pas possible de revenir en arrière, en particulier à cause de la quantité colossale de chaleur qui s’est accumulée dans l’océan. Certaines évolutions futures sont inéluctables à des échelles de temps de siècles ou davantage, comme la montée du niveau des mers, du fait de la plongée d’eaux de mer plus chaudes en profondeur et parce que les glaciers vont continuer à s’ajuster graduellement au climat d’aujourd’hui. Mais l’évolution à venir de la température à la surface de la Terre et toutes ses conséquences pour les conditions climatiques dans les différentes régions (température, pluviométrie, évènements extrêmes) dépend des émissions de gaz à effet de serre à venir. Mais si on enclenche aujourd’hui des actions de long terme pour faire baisser durablement ces émissions, année après année, on en aura rapidement les effets sur la composition atmosphérique, sur la qualité de l’air, et, d’ici une vingtaine d’années, un ralentissement sensible du réchauffement. Celui-ci se stabilisera à condition que les émissions mondiales de CO2 soient net zéro, et plus cela arrivera vite, plus le niveau atteint sera proche de l’actuel.
La situation est critique mais pas désespérée, on a donc une carte à jouer ?
Nos choix comptent à la fois vis-à-vis des facteurs qui contribuent au réchauffement, mais aussi vis-à-vis de ses conséquences. C’est pourquoi il est important de prendre en compte les connaissances concernant l’évolution future du climat, au cours des prochaines décennies, pour anticiper sur les risques d’impacts, sur les vulnérabilités et les expositions aux aléas climatiques. Face à des vagues de chaleur qui vont être plus intenses et plus fréquentes, il est possible d’améliorer le confort thermique des bâtiments, de renforcer la présence d’îlots de fraîcheur en ville grâce à davantage de végétation, et de diversifier les forêts pour qu’elles soient plus résilientes. Pour le littoral, il est possible d’amortir les effets de la montée du niveau des mers de différentes manières, qui demandent à être discutées dans le cadre de la vie démocratique, pour définir des stratégies d’action à long terme, choisies collectivement. Les pluies vont être plus intenses ? Il est essentiel de le prendre en compte dans les plans de prévention des risques d’inondation, de travailler sur les solutions permettant de favoriser l’infiltration de l’eau et limiter son ruissellement, de restaurer les zones humides qui permettent de stocker l’excès d’eau …
Connaître les enjeux et constater une certaine inaction, ça vous met dans quel état ?
Tout ça me motive à sortir de mon laboratoire, à construire des ponts, des passerelles, pour qu’un maximum de personnes puissent s’approprier ces connaissances et puissent ainsi agir. Il reste beaucoup à faire pour que les connaissances vis-à-vis du changement climatique, et les enjeux de l’adaptation et de la baisse des émissions de gaz à effet de serre fassent partie des compétences acquises à l’école, des troncs communs de la formation des cadres de la fonction publique, des élus, et soient accessibles en formation continue, dans tous les secteurs d’activité . Chaque fois que des personnes ont pu s’approprier ces connaissances, elles ont imaginé et proposé des solutions individuelles et collectives pertinentes. C’est ce qui s’est passé notamment avec la Convention citoyenne pour le climat. Aujourd’hui, toutes les initiatives citoyennes me rendent positive mais globalement l’action publique pour le climat, que ce soit vis-à-vis des émissions de gaz à effet de serre, ou vis-à-vis de l’adaptation à un climat qui change, est amorcée de façon trop tiède, il faut aller plus vite, plus loin. En fait, je ne suis ni optimiste ni pessimiste mais lucide et responsable.
Il y a des personnes qui, devant la situation dépriment, qu’avez-vous envie de leur dire ?
Le changement climatique, je vis avec au quotidien. Quand on prend conscience de ses enjeux, on peut être triste, en colère, se sentir impuissant, ou chercher qui blâmer pour cette situation ; ce sont des émotions qui ressemblent aussi à celles d’une forme de deuil. C’est pourquoi il est important d’avoir des espaces pour partager ses émotions. La prise de conscience climatique est difficile à porter seul. Rejoindre un collectif et mener des actions concrètes qui portent leurs fruits permet de construire des émotions positives, du fait du partage, d'être fier du travail collectif et de contribuer, à son échelle, à des transformations profondes. Il y a des choses formidables qui sortent des collectifs. L’association australienne de psychologie a mis en ligne des ressources précieuses sur la façon d’aborder les émotions liées aux enjeux climatiques, pour les adultes comme pour les enfants. Ce que j’en retiens c’est qu’il faut dire la vérité, mais aussi montrer qu’on n’est pas démunis, qu’il y a des options pour agir, que les leviers d’action existent et que chaque choix compte.
Quels sont ces leviers ? Quelles seraient les priorités individuelles selon vous ?
Comme j’aime les chiffres, je conseillerais d’abord de faire son propre bilan carbone pour connaître son empreinte, c’est très éclairant (voir par exemple https://nosgestesclimat.fr/). Ensuite chacun peut agir rapidement sur son assiette en réduisant les aliments qui ont le plus d’impact sur le climat (comme la viande rouge et les produits laitiers) et en favorisant, parmi ce qu’on aime, les aliments issus de pratiques agricoles respectueuses du climat. Pour se déplacer au quotidien, on peut redécouvrir le plaisir de faire du vélo, la marche à pied ou les transports en commun et agir collectivement pour installer des locaux à vélo sécurisés dans les immeubles, créer des voies apaisées autour des écoles pour sécuriser les déplacements des enfants. Enfin, on peut aussi s’approprier les connaissances vis-à-vis du changement climatique et ses impacts pour le territoire où l’on vit, pour des endroits qui nous tiennent à cœur : quelle est la réalité déjà à l'œuvre? Quelles sont les évolutions à venir Le site de Météo France HD permet par exemple facilement d’explorer les changements récents et à venir et réfléchir à ce qu’on souhaite faire pour en limiter les conséquences, pour ne pas être “hors sol”.
Et vous, quels sont vos récents petits pas pour le climat ?
Depuis l’été 2018, j’ai un vélo électrique ce qui me permet de faire tous mes déplacements quotidiens à bicyclette dans la grande banlieue parisienne autour du plateau de Saclay. Cela a changé mon rapport à mes déplacements, je pédale pour aller travailler, c’est un moment de plaisir, j’ai l’impression de mieux habiter les paysages et les endroits variés que je traverse, de vieillir moins vite aussi. En fait, je me sens plus en vie.