Isabelle de la Clavette : Quand empathie et ingénierie riment avec « bon produit »

Isabelle de la Clavette : Quand empathie et ingénierie riment avec « bon produit »

Conjuguer solidarité et ingénierie pour créer des produites utiles et vecteur de bonheur pour les autres
27 November 2017
par Aurore Le Bihan
7 minutes de lecture

Et si on fabriquait des produits et des machines ayant un réel impact positif sur la société ? Cela devrait être la base de toute « bonne » ingénierie, et, pourtant… De nombreux ingénieur.e.s passent de plus de plus de temps devant un tableur Excel à optimiser la case «marge » plutôt qu’à designer un produit qui sera utile à ceux qui en feront l’acquisition.

Mais qu’est ce qu’un bon produit ? Et quel rôle l’empathie peut jouer dans son élaboration ? C’est les questions auxquelles a tenté de répondre Isabelle par le biais de La Clavette, un tour du monde solidaire à la rencontre des entrepreneurs ingénieurs à la fois responsables et innovants. 

makesense STORiES : Salut Isabelle, peux-tu te présenter ?

Isabelle : J’ai 26 ans et j’ai étudié à l’INSA de Lyon en Génie Mécanique et Conception. Je travaillais comme ingénieure mécanique derrière mon PC sur des logiciels de CAO (dessin industriel ndlr) à concevoir des drones, des analyseurs sanguin et en dernier, des machines à café. J’ai décidé de quitter ce job car, même si j’adorais l’ingénierie – je peux passer des heures à regarder un engrenage – et je m’entendais bien avec mon équipe, les projets sur lesquels je travaillais manquaient cruellement de sens.

Pour moi le but d’un ingénieur est d’améliorer et simplifier la vie des gens. L’ingéniosité, c’est trouver LA petite bonne idée qui simplifie un système. De nos jours, beaucoup d’ingénieurs se retrouvent plutôt devant un Excel à optimiser la case « marge ».

Qu’est ce qui t’a convaincu de quitter ton job pour faire le tour du monde ?

J’étais quand même assez étonnée de voir autour de moi tant de jeunes talentueux qui se retrouvaient frustrés dans leur boulot sans aucune autre perspective que celle de rester dans leur boîte et me disant « Mais tu veux qu’on fasse quoi ? ».

J’ai quitté mon job avec un optimisme chevronné, presque naïf, en me disant : « Il doit bien y avoir des métiers qui permettent de produire des choses utiles ! ».

Je ne connaissais pas l’ESS, j’ai appris ce que c’était en allant à un hold-up MakeSense. On parle peu de l’ESS dans le monde technique, même mes amis qui ont des valeurs environnementales et sociales fortes, n’en n’ont pas forcément entendu parler.

Au début, j’ai eu envie de secouer les chefs d’entreprises, des managers que je tenais responsables de cet immobilisme. En réalité, ils étaient eux-mêmes bloqués par la rigidité de leur structure ou le manque de méthodologie dans le domaine du social. Il fallait donc partir à la recherche d’exemples, trouver les personnes qui savent faire des produits sociaux et partager leurs expériences.

« Il doit bien y avoir des métiers qui permettent de produire des choses utiles ! »

Pourquoi aller dans des pays en développement pour documenter l’Ingénierie Positive ?

Quand on dit « ingénierie positive », on pense souvent à des gens qui distribuent des panneaux photovoltaïques dans des villages de pauvres africains. Je trouve que c’est une approche colonialiste et un peu dépassée. Dans tous les pays où je suis allée, les gens étaient très au fait desdites technologies. Notre notion de pays en développement est très ethno-centrée. Moi-même, je me suis choquée à me dire des choses comme « Tiens, ils utilisent cette technologie ? » (utilisation d’Arduino par exemple).

Quand on dit « ingénierie positive », on pense souvent à des gens qui distribuent des panneaux photovoltaïques dans des villages de pauvres africains.

Je voulais prendre le contre-pied de cette vision archaïque vis à vis des pays en développement en montrant que, là-bas, il existe déjà des solutions locales mises en place de manière efficace et ingénieuse. Ils doivent d’ailleurs souvent gérer des contraintes de fabrication plus fortes. En Amérique Latine, par exemple, il y a très peu d’usines. Les pièces mécaniques et électroniques doivent être importées ce qui représente souvent un coût en taxes très important. Ce qui ne les empêche pas de faire de l’Ingénierie Positive.

Ce qui m’a le plus plu là-bas, c’est que si les gens ont une bonne idée, ils ne se posent pas de questions : ils foncent ! Il y a une souplesse qu’on n’a pas forcément en France. Par exemple, des entrepreneurs ont fabriqué des masques anti-pollution au Cambodge et n’ont déposé le nom de la marque qu’une fois la première série lancée.

Ce qui m’a le plus plu, c’est que si les gens ont une bonne idée, ils ne se posent pas de questions : ils foncent !

Combien de projets as-tu identifié ?

J’ai visité une quarantaine d’initiatives (entreprises, associations, lieux…). J’ai tourné cinq épisodes documentaires mettant en avant des projets sur lesquels je suis restée plus longtemps en Birmanie, au Vietnam, au Cambodge, en Colombie et en Equateur.

Trois projets qui t’ont marqué ?

Equateur ECX / unquake.me : ils questionnent la notion de pays en développement car ils sont vraiment à la pointe de la technologie. Ils ont énormément appris sur internet. Un talent qui m’a vraiment bluffé.

Isabelle avec l’équipe d’ec.x innovation labs

Proximity Designs en Birmanie : c’était une entreprise dans le style Silicon Valley au milieu de Rangoon (Yangon ?) qui impacte la vie de 700 personnes et fait des projets sociaux à grande échelle. La plus grosse entreprise social (en développement de produit) que je connaisse à ce jour.

Peux-tu nous expliquer en deux phrases ton concept d’ingénierie positive ?

L’ingénierie positive, c’est concevoir des produits pour améliorer la vie des gens. De manière plus globale, c’est comment combiner la rentabilité d’un produit, l’épanouissement des employés et la réponse à des enjeux globaux.

Que faut-il pour créer un « bon » produit ?

Il faut avant tout avoir de l’empathie que ce soit en Ingénierie Positive ou en ingénierie tout court. L’empathie ce n’est pas avoir de la pitié, c’est se mettre dans les chaussures de l’autre. Une entrepreneuse birmane m’avait dit, « c’est comprendre les rêves de tes utilisateurs ».

Souvent, en ingénierie, on trouve une invention à laquelle on cherche une utilité. Les changemakers que j’ai rencontrés faisaient d’abord preuve d’empathie pour comprendre les besoins de leur public en étudiant longtemps les besoins de leurs clients. Ils sont d’ailleurs  capables de citer les noms des gens, des villages… Des heures de discussions sont nécessaires avant de passer à la solution technique.

Il faut avant tout avoir de l’empathie

Comment les grosses structures peuvent intégrer l’ingénierie positive dans leurs process ?

Il y a de nombreuses pistes de changement propres à chaque entreprise mais déjà je peux évoquer quelques points que j’ai remarqués dans tous les projets. Il faut qu’elles aient une vraie volonté forte de changer et pas uniquement faire une sorte de greenwashing.

Il faut accepter d’être patient, un produit d’Ingénierie Positive demande plusieurs mois, même années, avant de voir les impacts et revenus positifs, ce qui reste incompatible avec les logiques de rentabilité court-terme.

Il faut aussi décloisonner les bureaux d’études. Un autre problème lié aux grosses structures, c’est que parfois le marketing fait le mur entre les ingénieurs et le client final avec des objectifs qui peuvent entrer en contradiction : faire un bon produit versus faire un produit qui fait vendre.

Comment as-tu construit ton tour ?

Déjà, il a fallu que je me forme à la vidéo. J’ai été notamment accompagnée par l’équipe du documentaire « En Quête de Sens ». Puis, je suis partie à découverte du monde de l’ESS, des fablabs ou encore du développement durable. J’avais une idée très floue de ce qu’était un produit positif. Je suis allée rencontrer des experts en université et dans des pays limitrophes, comme en Allemagne et au Danemark – INDEX : Design to improve life notamment – qui ont réalisé beaucoup d’analyses pour identifier les défis auquel peut répondre un produit social.

Quels supports as-tu mobilisé pour toucher un maximum de gens?

Les réseaux sociaux sont un bon moyen de toucher le plus de monde possible avec une diversité d’âges, de jobs, de pays,… Je suis passée par la vidéo car c’est dans l’air du temps : les gens en consomment de plus en plus. Qui sait ? Ça peut donner envie d’agir à quelqu’un qui regarde nonchalamment une de mes vidéos sur les toilettes !

Les prochaines étapes ?

Se refocaliser sur la France. Aller voir les écoles, les entreprises, et voir comme mettre en place de bonnes pratiques. Partager ces savoirs. Mettre en relation les entreprises ou les personnes qui veulent passer à l’action. Car après tout c’est le rôle d’une Clavette, faire le lien entre les différents éléments d’un système.


#Les cinq contenus à voir/lire/écouter sur l’ingénierie positive

#1 L’innovation frugale et l’innovation Jugaad de Navi Radjou et Jaideep Prabhu.

#2  Science et Impact Social de Mélanie Marcel.

#3 Expo : L’exposition WAVE

#4 Vidéos : Les épisodes de La Clavette bien sûr !

#5 Changes de David Bowie (theme song à la création du projet !)

# L’accessoire indispensable
Le carnet et les stylos à croquis offerts par mes amies qui m’ont poussé à me mettre au dessin.

# Le meilleur moment de ton tour
La dernière soirée du tour. L’équipe d’Ecx-Labs a veillé avec moi jusqu’à 5h du matin pour m’accompagner à l’aéroport. On est allé en haut de la colline proche de Quito pour discuter et refaire le monde, une dernière fois.

#Le pire moment de ton tour
Un accident de moto sur le chemin de Dalat (Vietnam). De gros bleus et une longue négociation à coup de Google Translate.

#Trois conseils que tu donnerais à un Sensetourer.
– N’ayez pas peur de taper aux portes, si vous êtes curieux et intéressés, les personnes vous ouvriront toujours la porte.
– Ne prévoyez pas trop et laissez de la place pour l’improvisation.
– Il est toujours plus facile de rentrer en contact avec les personnes une fois sur place.