Se dire qu’on s’est trompé de voie professionnelle et chercher un itinéraire bis avant de se cramer ? C’est le chemin qu’a entrepris Anne-Laure, bifurqueuse de la première heure.
L’Éverest pour rien
Anne-Laure arrive en 2013 chez Canal+, alors en plein rachat par Vincent Bolloré. “L’un des pires environnements où débuter sa vie professionnelle”, dit-elle aujourd’hui. Mais à l’époque, Anne-Laure sort à peine des études. Elle constate le stress, les licenciements, les changements chaotiques d’organigrammes… et se dit que c’est la norme. Que c’est ça, le monde du travail.
“J’avance comme une bonne élève. On me change plusieurs fois de poste, tous les dix-huit mois environ… Je me sentais pas du tout bien, mais je pensais que c'était normal aussi, de pas se sentir bien… Que c'était pas le but.” Au quotidien, Anne-Laure marche sur des œufs. Elle ne fait confiance à personne et se prépare sans cesse au pire. Elle tient malgré tout. Elle progresse, même, et décroche une mutation dans la branche Vietnamienne du groupe. Commence alors une vie d’expat’. S’étant éloignée de Paris, Anne-Laure prend aussi du recul sur sa propre vie. Elle fréquente d’autres jeunes qui, comme elle, s’estiment en “crise de sens”. Elle s’implique même dans une petite association d’éducation populaire. Et là, c’est le déclic.
“Avec ces gens, je me sentais trop bien, je me sentais à ma place… En fait, après Canal, j’avais presque un syndrome post-traumatique. Je voyais des gens hostiles partout ! Mais j’ai découvert qu’il existait encore des gens super sympas. Des lieux pour me sentir en confiance, valorisée, reconnue.”
Elle caresse l’idée d’une bifurcation. Son désir s’affirme avec la lecture de Reinventing Organisations de Frédéric Laloux, un essai qui théorise la diversité des entreprises ; des plus hiérarchiques et brutales, jusqu’aux plus souples et bienveillantes. “C’est banal, reconnait Anne-Laure, mais de le voir écrit noir sur blanc…” Elle décide enfin de quitter Canal+, après s’être battue quatre ans pour y rester. “J’avais monté l’Everest, mais c’était juste pas la bonne montagne pour moi.”
Elle prend le POWA !
Anne-Laure pose un congé sabbatique et ne se tourne pas les pouces : elle explore, se forme, rencontre des collectifs, crée son auto-entreprise… Mais sa nouvelle vie démarre vraiment quand elle rencontre des personnes avec cheminements et des envies similaires. Toutes ensemble, elles fondent l’association POWA.
POWA, c’est un collectif de personnes ayant travaillé dans l’accompagnement des jeunes, les questions d’orientation ou d’insertion professionnelle. Elles font le constat qu’à Paris, beaucoup de choses existent pour les jeunes en réflexion sur leur (ré)orientation. Il y a des ateliers, des formations, des conférences… Sauf que cet univers n’est fréquenté que par une petite classe sociale plutôt privilégiée… Bref, chez les enfants de bonne famille, la bifurcation n’est plus taboue. Du coup, Anne-Laure craint que cette tendance "n’accroisse encore les inégalités”.
Alors, chez POWA, elles décident d’aller vers les autres jeunes, extra-muros, ceux qui sont le plus éloignés de l’emploi et qui voudraient peut-être, eux-aussi, se poser des questions et se réorienter professionnellement. La solution trouvée par POWA ? Ne pas dispenser des formations directement, mais s’appuyer sur les structures existantes. Ainsi, POWA soutient, forme, et rassemble les éducateurs spécialisés, les accompagnateurs de missions locales, les travailleurs de centres sociaux, et leur apprend de nouvelle manière d’accompagner les jeunes dans leur orientation. En gros, chez POWA, on forme les formateurs.
Riche avec le SMIC
Aujourd’hui, POWA fête ses trois ans d'existence… Et que de chemin parcouru depuis les débuts “en mode pirate avec trois bouts de ficelle” ! Le collectif compte un noyau dur de 12 personnes - et beaucoup d’autres partenaires plus ou moins occasionnels. Leurs interventions couvrent toute la France, parfois avec l’appui de grands acteurs comme le groupe SOS, Bibliothèque Sans frontière, la fondation Y Croire… Leur prochain objectif ? Documenter et formaliser tout ce qu’elles ont appris, sur le terrain, puis le partager en open-source.
Pour Anne-Laure, ce premier bilan est plus que positif… “Ma crainte, en devenant entrepreneuse de l’ESS, c’était de perdre en sécurité. Mais il y a différentes formes de sécurité. Dans mon quotidien, j’ai gagné en sécurité émotionnelle…” Elle réfléchit, puis ajoute : “En un sens, j’ai même gagné en sécurité financière. Certes, mes revenus sont moindres - à peine au-dessus du SMIC. Mais j’ai des compétences utiles et porteuses d’avenir… Chez Canal, j’avais rien… Experte de la télé payante, ça ne sert à rien.”
Prends ça, Bolloré.
Rira bien qui rira le dernier.