Sommes-nous plus intelligents à plusieurs ? En tout cas, c’est le pari que font un nombre croissant d’entreprises, cherchant à nourrir et se nourrir des échanges entre clients, collaborateurs et cadres dirigeants. Et ce n’est pas que de la com’ ; ni juste une utopie bohème !
Pour preuve, le très sérieux Harvard Business Review voit la montée des communautés comme un “changement profond”, dont nous ne serions “qu’aux prémices”, tandis que certains PDG, comme Rob Bernshteyn, évoquent déjà “la prochaine révolution dans le domaine des affaires.” Décidément, il se passe quelque chose dans le monde économique...
Chez makesense, on croit dur comme fer dans le jeu collectif. Alors, pour en savoir plus sur le phénomène des communautés, nous avons convoqué des experts et des entrepreneurs dans une série de quatre tables rondes. Qu’est ce que les communautés peuvent apporter aux entreprises ? Comment les créer, puis les faire vivre ? Quelques questions fondamentales auxquelles nous essayons de répondre… à plusieurs !
Un changement de paradigme...
Ça bouge, sur le marché du travail. La jeune génération cherche à bouleverser les règles du jeu en exprimant de nouvelles attentes : un meilleur équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle, une gouvernance plus participative, plus de transparence, des valeurs affichées, mais surtout, plus de sens au quotidien… Ce dernier désir est si fort que la moitié des 18-24 ans préfèrent un travail mal payé qu’un travail dépourvu de sens.
Du côté des consommateurs, ça bouillonne aussi : la majorité des français pensent désormais que notre modèle de société est à bout de souffle et qu’il faut en changer. Les sondés veulent consommer moins, mieux ; surtout, ils demandent aux entreprises d’être des moteurs actifs dans cette transition. Ils ne se satisfont plus d’un simple service client, mais demandent une relation plus profonde avec l’entreprise et les autres clients.
En résumé, les dirigeants d’entreprises ont désormais un poids très lourd sur les épaules ! On ne leur demande plus seulement de faire fructifier les affaires ; on veut aussi qu’ils s’engagent, aux côtés des citoyens, pour affronter les crises sociales et environnementales qui s’annoncent.
Difficile de se montrer à la hauteur… à moins d’ouvrir la question, et de partager les responsabilités ? C’est l’idée de l’approche communautaire : impliquer les citoyens, les clients, les collaborateurs, à tous les niveaux, afin de définir et de conduire les changements nécessaires pour le futur de la planète et ses habitants !
Et c’est pile poil le bon moment pour le faire. Les défis frappent à notre porte. La volonté populaire est mûre. Mais surtout, les outils technologiques sont enfin largement disponibles. Grâce au web et au numérique, l’entreprise peut s’adresser de manière instantanée et intime à un public très large. La moitié des humains possèdent un smartphone, autrement dit, la capacité d’échanger de l’information facilement, n’importe quand, n'importe où, de manière horizontale avec sa communauté. Quantité d’outils “communautaires” sont maintenant disponibles, à des prix très doux, par exemple Slack, GitHub, ou Discourse, pour ne citer qu’eux.
Bref. On attend plus que vous.
Le pouvoir aux collaborateurs !
Il y a d’abord les communautés de collaborateurs, ceux qui travaillent pour l’entreprise, et qui sont quotidiennement sur le terrain, au contact des clients, des partenaires. Ce sont eux les premiers à voir les points d’amélioration, les petites failles à colmater, les grosses opportunités à saisir.
“Souvent, quand les salariés sont sensibles à un sujet, c’est qu’ils sont en avance”, nous dit Quentin Bordet (project leader chez BCG). “C’est une valeur incroyable d’établir ce canal de confiance avec la direction.”
Un sentiment que partage Nathalie Martin-Sorvillon (head of impact chez VINCI) : “Les collaborateurs sont des indicateurs de sensibilité. Ils indiquent un sujet urgent, proposent des actions concrètes à la direction, et ensemble, nous les appliquons sur le terrain.” Par exemple ? Des initiatives sur le traitement et la réutilisation de l’eau, le développement de bornes de recharges énergétique, ou, plus simplement, une réorganisation de la cantine et la gestion des déchets alimentaires...
Du client roi… au client président ?
De l’autre côté, nous avons les communautés de clients, avec leurs ambassadeurs, leurs lieux d’échanges virtuels, leurs événements physiques… Un levier qu’ont activé très tôt des entreprises comme Apple, Google ou Microsoft…
En France, l’idée fait également son chemin. André Moliner (domain leader chez Leroy Merlin), explique par exemple comment certains clients ont été mis à contribution, sur le web et même en magasin, pour donner des conseils, partager des expériences, des photos… L’objectif ? Rassurer les nouveaux consommateurs et les aider à faire des achats pertinents, plus rapidement, en toute confiance.
De son côté, Florence Du Buit (responsable RSE chez Carrefour) raconte comment des clients (mais aussi des non-clients) ont constitué le Club des Consos Engagés, réfléchissent ensemble et font des propositions sur la stratégie du groupe. Les plus engagés bénéficient d’un groupe Whatsapp pour dialoguer directement avec elle, et participent même aux réunions de l’équipe RSE !
Il est possible d’aller plus loin encore, et de transformer certains clients… en actionnaires. C’est ce qu’a fait Julia (co-fondatrice de Loom), dont l’entreprise s’est fait financer par des proches, mais surtout par les premiers clients qui croyaient réellement au projet. Une façon de ne jamais dépendre des fonds d’investissement - des amis qui ne vous veulent pas toujours du bien…
Chez Kippit, on combine un peu toutes les approches, jusqu’à brouiller la frontière client-collaborateur. En effet, après avoir levé des fonds auprès de sa communauté, l’entreprise a créé une plateforme web dédiée pour ces nouveaux actionnaires. “C’est un outil pour échanger entre eux”, nous dit Kareen Maya Levy (présidente de Kippit), “et ça nous permet de les mobiliser régulièrement, d’organiser des réunions.” Des réunions avec des clients ? “Oui, on travaille ensemble, par exemple sur le packaging, le choix des fournisseurs…”
Repérer la communauté plutôt que l’inventer...
Qu’elles regroupent des clients ou des collaborateurs, les communautés sont des catalyseurs de transformations, qui font bouger les lignes au sein des entreprises en apportant leurs idées neuves et leur énergie folle.
Faut-il pour autant créer des communautés ex nihilo ? Pas forcément. L’idée, selon Alexis Treilhes (analyste cycle de vie chez Michelin) serait plutôt de repérer les frémissements spontanés et de les encourager, les structurer, et leur offrir des débouchés concrets : “Qu’il s’agisse de modifier les petits gestes du quotidien (trier les déchets, réduire ou compenser son impact carbone) ou carrément de repenser collectivement le business-model, je promeus la méthode virale. Les gens n’ont pas besoin de nous pour se retrouver autour de certaines valeurs. Une fois qu’ils deviennent amis, ils trouvent la force de déplacer des montagnes.”
Néanmoins, quand les communautés commencent à prendre de l’importance, il est important qu’elles trouvent une organisation. Des porte- paroles, des relais, des alliés, des liens directs avec la hiérarchie. Il ne suffit pas d’être en contact avec les cadres dirigeants ; il faut transformer ce contact en influence, en levier de pouvoir, pour que les idées se transforment en véritables décisions mises en œuvre sur le terrain. Afin d’assurer ce lien, de vérifier que les informations circulent et que les décisions soient appliquées, il est important qu’une personne (ou plusieurs) dans l’entreprise, se charge officiellement d’animer et de potentialiser les différentes communautés.
Quel avenir pour les communautés ?
Pour nous, ça ne fait pas de doute : les communautés vont écrire un nouveau chapitre de l’histoire économique. Cependant, pour s’imposer, elles devront d’abord répondre aux critiques, venant par exemple des associations de consommateurs ou des syndicats, qui peuvent se sentir concurrencés.
Sur ce point, les nouvelles communautés devront montrer qu’elles apportent quelque chose de complémentaire. D’ailleurs, elles peuvent devenir des sources d’inspiration et d’idées neuves pour toutes les organisations traditionnelles en perte de vitesse - comme les syndicats, qui peinent à susciter l’enthousiasme chez les jeunes. Et pourtant ! Nous avons vitalement besoin de nous regrouper, d’échanger et d’agir sur la base de valeurs communes. Les nouvelles communautés répondent à cette aspiration.
Par ailleurs, les animateurs de communautés savent qu’ils devront relever plusieurs défis pour que leur mouvement soit pérenne. Il faudra par exemple déployer de vrais efforts de formation, à tous les niveaux de l’entreprise, pour que les employés partagent une même vision des enjeux. Il faudra, également, accompagner les services RH dans le recrutement de profils originaux qui pourront devenir des créateurs et des leaders de communautés, à leur échelle, sur le terrain. Enfin, tous nos intervenants s’accordent à dire que les salariés les plus impliqués dans les communautés ne pourront pas continuer longtemps de manière bénévole, et sur leur temps libre. Un cadrage juridique (et sur la fiche de poste) s’imposera tôt ou tard.
Alors, on se retrousse les manches ? Où que l’on soit, peu importe l’entreprise, peu importe notre poste, on a toujours la possibilité d’agir… Une vision très ambitieuse que partage Alexis Treilhes : “Pour moi, c’est toujours une bonne idée de monter un collectif, de se regrouper avec des employés partageant les mêmes convictions environnementales. Cela ne pourra que vous faire grandir individuellement et cela pourra bénéficier à l’entreprise.”
Gagnant-gagnant. C’est un pari qui ne se refuse pas !
1. Jeffrey Bussgang and Jono Bacon, When Community Becomes Your Competitive Advantage, 21 janvier 2020
2. Voir son livre : Smarter Together: How Communities Are Shaping the Next Revolution in Business
3. Lise Machu, Plus d'un jeune sur deux pour accepter un travail qui paye mal s'il a du sens, Le Figaro, 10 février 2020
4. Camille Harel, Les Français veulent un changement de modèle de société de consommation, LSA, 19 septembre 2019