Noosphère, est-ce que j’ai une gueule de noosphère ? L’intelligence collective expliquée à ma fille

Noosphère, est-ce que j’ai une gueule de noosphère ? L’intelligence collective expliquée à ma fille

Noosphère, est-ce que j’ai une gueule de noosphère ? L’intelligence collective expliquée à ma fille
18 November 2020
par Hélène Binet
5 minutes de lecture

Tarte à la crème de la start up nation ou formidable capacité de l’être humain à produire de nouvelles idées ? L’intelligence collective, c’est comme les bitcoins, le Père Noël ou la queue d’un éléphant, tout le monde en parle mais personne ne sait vraiment à quoi ça ressemble. On se remet à niveau ?

Ma fille : L’intelligence collective, c’est quoi ? C’est quand on branche des cerveaux ensemble ?

Il y a pas mal de ça. Wikipédia, incarnation même de l’intelligence collective appliquée à la diffusion des savoirs, la décrit comme la capacité d'une communauté à faire converger intelligence et connaissances pour avancer vers un but commun. Un proverbe africain résume l’idée de façon plutôt efficace : « seul.e, on va plus vite, ensemble on va plus loin. » En gros l’intelligence collective c’est quand un groupe met en commun ses connaissances et ses compétences pour trouver des solutions innovantes à une problématique donnée. C’est une pratique très courante chez les fourmis, les poissons, pas mal d’autres animaux mais aussi chez les footballeurs. Souviens-toi de France-Colombie en 2018. À la 27e minute, Sidibé faisait une passe à Griezmann côté droit qui talonnait en pleine course pour Mbappe qui décalait alors sur sa gauche pour Lemar, dont la frappe puissante a trompé le goal colombien Ospina. Et c’était le buuuuut ! Tu vois mieux l’idée ? 

MF : Si on met des gens dans une boîte et qu’on secoue très fort on arrive forcément à quelque chose de transcendant ?

Pas vraiment parce qu’en fait «l'intelligence collective d'un groupe n'est pas la somme des savoirs de ses membres, ni même la somme de leurs aptitudes à penser, explique Jacques Attali, c'est une intelligence qui pense autrement que chacun des membres du groupe. » Et pour penser autrement, il faut mettre les participant.es dans de bonnes conditions. La tolérance et la bienveillance sont les alliées de l’intelligence collective, à l’inverse la censure en est l’ennemi numéro 1. Ensuite, selon les différentes chapelles de la discipline, les pré-requis d’une bonne séance d’intelligence collective varient mais s’appuient grosso modo sur les mêmes étapes. Il s’agit de réunir des participant.es tous.tes volontaires, définir et expliciter des règles du jeu où les maîtres-mots sont confiance, respect, positivité, convivialité, horizontalité, donner des éléments de contexte et les clarifier au besoin, se fixer un objectif commun, s’appuyer sur une méthode et des outils créatifs, funs, faciles à appréhender et s’assurer que chacun.e puisse s’exprimer librement et équitablement. Normalement quand tu touilles tous ces ingrédients, tu obtiens de belles idées.

MF : L’intelligence collective conduit parfois à de la bêtise collective ?

Ça pourrait être le risque si l’on confond intelligence collective et prise en compte exhaustive de toutes les idées ce qui aboutit généralement à un gloubi boulga pas forcément éclatant. « L’intelligence collective est liée à l’action de réfléchir et de collaborer, explique la psychologue Clémence Ruelle. Peu importe que la décision soit celle d’une seule personne ou de plusieurs. La construction de la décision a mobilisé l’intelligence collective et les connaissances de chacun des membres de l’équipe. » En effet, une séance d’intelligence collective n’a pas pour objet de déboucher sur une décision mais plutôt d’éclairer et d’inspirer une future décision. Il n’y a donc aucune obligation de résultat et il arrive parfois que ça ne prenne pas. C’est comme ça, on ne juge pas (cf. réponse 2).

MF : Pourquoi ne pas plutôt s’appuyer sur les expert.es pour trouver les bonnes idées, chacun.e son boulot non ?

C’est vrai qu’on pourrait se poser la question et, pour y répondre, appuyons-nous sur les travaux de Pierre Lévy. L’auteur de « L'intelligence collective : pour une anthropologie du cyberespace » (on reparlera de la partie après les deux points une autre fois si tu veux bien) considère que « personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, (que) le savoir est dans l’humanité et non dans une entité transcendante qui organiserait sa répartition auprès de la société. » On pourrait ajouter que la somme de QI élevés n’aboutit pas forcément à une idée de génie. Autrement dit, l’intelligence collective considère que plus tu brasses de personnalités différentes et plus tu as de chances d’aboutir à quelque chose de dingo. C’est dans cette idée qu’a été organisée la convention citoyenne pour le climat il y a quelques mois alors que les expert.es du GIEC penchaient depuis des années sur le sujet et ont sorti un maximum de rapports.  Les 150 citoyen.nes tiré.es au sort parmi la population française devaient « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d'au moins 40 % d'ici 2030 par rapport à 1990. » Parce qu’ils ont été formés, accompagnés, parce qu’ils poursuivaient un objectif commun, les 150 ont proposé un plan de 149 mesures ambitieuses dont certaines totalement novatrices. Cet exercice, salué par beaucoup (mis en œuvre par pas grand monde, coucou Manu) a été une vraie démonstration d’intelligence collective sur un sujet complexe. 

MF : Au final, est-ce que l’intelligence collective nous rend plus intelligent.es ?

Mais oui et c’est grâce à la noosphère (tu vois déjà là tu te sens plus intelligent.e). Ce concept inventé par le prêtre et anthropologue Pierre Teilhard de Chardin considère que tous nos savoirs et expériences accumulées depuis l'origine des temps se retrouvent dans une nappe de pensées humaines accessible à tous et toutes. Selon le curé, la noosphère initialise notre cerveau à notre naissance en le situant dans une époque (on n’a pas les mêmes données quand on naît au Moyen-Âge ou en 2020, avant l’écriture ou après l’imprimerie), le dote d’une « culture » qui est commune à beaucoup de nos contemporain.es et nous bombarde ensuite en permanence et de façon aléatoire de toutes sortes d'informations et de connaissances. Ainsi, sans en être toujours conscient.es, nous captons les idées qui sont dans l’air, nous les examinons, nous les évaluons, nous les combinons avec nos propres pensées et nous les renvoyons… vers la noosphère sous une forme enrichie. Une idée d’aujourd’hui est donc souvent le produit d’une idée d’hier revue et corrigée par de nouvelles connaissances, un nouveau contexte. Et que produit la noosphère qu'un cerveau isolé serait incapable d’imaginer ? Par essence, la noosphère qui brasse, affine et polit les idées en les faisant circuler pendant un temps très long dans plusieurs millions de cerveaux, produit de l’universel. C’est la noosphère qui a disqualifié les systèmes sociaux les plus injustes, c'est la noosphère qui a rétabli quelques vérités scientifiques malmenées par des forces obscurantistes, c'est la noosphère qui a fini par s'apercevoir que la femme était l'égale de l’homme. Un jour, peut-être, la noosphère considérera que l’on ne peut plus envisager de croissance infinie dans un monde fini. Qui sait ?