Le citoyen, c’est celui qui délègue son pouvoir en votant tous les cinq ans. Le reste du temps, il prend son mal en patience et mange des chips devant la télévision… Mais plus pour longtemps ! Déçus par la politique, impatients de voir un autre monde advenir, les citoyennes et les citoyens sont toujours plus nombreux à s’engager et monter des projets, investissant désormais tous les domaines typiquement régaliens : énergie, écologie, mobilité, logement, lien social…
D’où vient ce mouvement, à quoi ressemble-t-il et quelles peuvent être ses conséquences à long terme ? C’est ce que nous allons voir…
Faire la révolution, un potager urbain à la fois...
Un rapport public met en lumière les acteurs de l’ombre...
L’Institut Paris Région vient de publier son cahier n°178, intitulé : Aux Actes Citoyens ! Sur près de deux-cents pages, la plus ancienne et la plus grande agence d’urbanisme de France dresse l’inventaire des “initiatives citoyennes” qui revigorent la capitale et ses environs… Par exemple ? Des voisins qui s’organisent pour un repas de quartier, un potager partagé, un système d’échange ou de monnaie locale, et ainsi de suite… Tous ces petits gestes collectifs bousculent notre rapport à l’autorité, à l’action publique et même à la parole des experts.
Alors certes, le rapport en question n’échappe pas toujours à la prose filandreuse du bureaucratisme. Un seul extrait :
À l’instar des tendances sociétales qui traversent le monde bénévole et associatif, les motivations de l’engagement dans le milieu provélo se caractérisent par le passage d’un acte citoyen à une quête d’épanouissement personnel. Ce changement, qui transparaît dans les motivations individuelles mais aussi dans les nouvelles formes d’organisation, de concertation ou d’action, participe à la réorganisation de la mobilisation. Par exemple, la temporalité de l’engagement et des actions semble évoluer, pour devenir de plus en plus ponctuelle, afin de s’adapter aux contraintes et aux envies individuelles, contraignant à de nouveaux types de mobilisations. Cette vision de l’engagement, qui accompagne une tendance globale d’individualisation de la société, s’adapte idéalement à la prise de parole sur les réseaux sociaux.
Traduction : les cyclistes se plaignent sur Tweeter.
Au-delà des ces quelques passages vertigineux, quasi-deleuziens, le rapport s’appuie sur des exemples concrets et pose deux constats.
Premièrement, cette évolution semble inéluctable. Elle doit être comprise comme un approfondissement de la démocratie, vers une gouvernance plus participative et plus décentralisée.
Deuxièmement, le rapport plaide pour un dialogue plus systématique entre les élus et l’administration d’un côté, et de l’autre, les citoyens porteurs de projets. Car les premiers ont tendance à se replier dans une position de crainte, se sentir dépossédés de leur pouvoir, tandis que les seconds risquent de s’épuiser seuls dans leur coin sans profiter des ressources déjà disponibles.
En bref, le rapport prend aussi la forme d’un appel, destiné à la France gouvernante comme à la France gouvernée : parlons-nous, et travaillons ensemble !
Les citoyens investissent tous les domaines
Le rapport de l’Institut n’est pas chiche en cas pratiques. Et certains sont étonnants ! Car s’il est bien connu, par exemple, que les citoyens ont depuis longtemps pris en main leur alimentation (valorisation du bio, des circuits courts, création de projets alimentaires territoriaux ou d’associations pour la qualité et la gratuité de l’eau), d’autres domaines de la vie public semblaient restés chasse gardée pour l’Etat et les industriels.
C’est le cas, par exemple, de l’énergie. Et pourtant ! Même là, les citoyens passent aux actes afin d’accomplir la société verte. Un chiffre pour se rendre compte de l’engouement : en 2016, les projets d’énergie renouvelable ont collecté 11 millions d’euros en financement participatifs. En 2019, ces projets ont collecté 67 millions d’euros. Les petites centrales solaires, surtout, semblent particulièrement plébiscitées pour les projets d’auto-consommation collective.
La biodiversité fait aussi partie des sujets repris en main sur le terrain. En France, le mouvement est né parmi les ornithologues amateurs ayant pris l’habitude de compter les oiseaux autour de chez eux. Ce type de partenariat, entre amateurs et chercheurs, a vraiment accéléré vers le début des années 2000. Décuplée par la puissance du numérique, la science participative s’applique désormais au comptage des papillons, des bourdons, des chauves souris, mais aussi des plantes… Une méthodologie encore impensable il y a quelques décennies !
Si l’écologie sert de fin, elle peut aussi servir de moyen. Car dans un certain nombre de projets, l’objectif prioritaire est la création du lien social ; c’est du moins ce qu’affirment les intéressés, par exemple, à La Semeuse (Aubervilliers), une asso de recherche et d’échange pour la biodiversité urbaine. Parfois, les acteurs d’un projet vont jusqu’à dire que l’objectif “officiel” n’est qu’un prétexte, comme dans certains ateliers de réparation de vélo. Si les citoyens s’engagent, donc, c’est pour défendre une cause, mais c’est surtout une façon de repenser le vivre ensemble et la cohésion locale.
Mais ça ne s’arrête pas là ! Le rapport mentionne d’autres domaines, encore plus surprenants, où l’on attendait pas forcément l’initiative citoyenne :
- la sécurité, par exemple avec les groupes de “voisins vigilants et solidaires” le numérique, avec les fournisseurs d’accès internet associatifs
- l’urbanisme, avec la végétalisation citoyenne, ou la réinvention de l’espace commun via l’émergence des tiers-lieux
- ou encore la mobilité, qui voit apparaître un militantisme piéton (par exemple avec l’asso Rue d’Avenir) et un militantisme cycliste (Mieux se déplacer à bicyclette, Vélo Ile-de-France).
Un atelier de réparation de vélo ? Oui… Mais surtout : un nouvel espace public !
Une révolution démocratique à bas bruit ?
Les temps ont changé… Pendant les Trente Glorieuses, il existait un consensus idéologique sur les objectifs de l’Etat, et son rôle central en termes d’aménagement du territoire. Il fallait équiper le pays en voies de communications, en infrastructures, en centrales nucléaires…
Mais depuis quelques décennies, il semblerait que les territoires prennent leur revanche. Pour le gouvernement, il est de plus en plus difficile d’imposer des “grands travaux” non désirés. Souvenons-nous du barrage de Sivens ou de l’aéroport Notre-Dame des Landes…
La démocratie représentative est maintenant perçue comme un “exercice normé”, qu’il faut réinventer et dépasser. Armel le Coz, co-fondateur de Démocratie Ouverte, pense que les citoyens engagés se répartissent aujourd’hui dans trois catégories :
- Les autonomes, qui cherchent des résultats concrets immédiats, locaux, sans forcément rêver de changer tout le système, à la façon des Colibris ou des Zèbres d’Alexandre Jardin.
- Les révolutionnaires, plus en colère, cherchent à déstabiliser le statu quo. C’est le cas par exemple du mouvement Nuit Debout, ou #MAVOIX, qui prône le tirage au sort pour les élections.
- Les formateurs, qui prônent la pédagogie et la citoyenneté active. S’y rattachent les universités du Nous, le média Accropolis, ou encore le mouvement des “listes citoyennes”, apparu dans les grandes villes espagnoles, et qui commence à s’étendre en France.
L’action publique, forcée de s’adapter
Face aux initiatives qui se multiplient, les professionnels de l’action publique (hommes et femmes politiques en premier chef) cherchent désormais la bonne posture. Un exercice difficile que le rapport résume ainsi :
C’est un délicat équilibre, car il s’agit, pour [eux], d’encadrer sans étouffer, de soutenir sans instrumentaliser, de déléguer des missions sans renoncer à sa responsabilité.
Ici et là, nous voyons déjà la puissance publique se mettre à l’écoute… En France, l’Etat réaffirmait dans les années 2000 la légitimité des gens ordinaires dans la transformation du pays via la création de “conseils citoyens”. En Europe, le projet Enacting the Commons cherche à comprendre comment les biens communs façonnent l’action publique, pour mieux repérer puis reproduire les expériences qui fonctionnent dans le vieux continent.
Le rapport de Institut Paris Région plaide pour une multiplication de ces canaux d’écoute et de partage. Car l’envie, les idées sont là. La société bouillonne et déborde partout. À nous de canaliser cette énergie pour qu’elle construise - plutôt qu’elle n’implose.