Lettre à un futur être humain

Lettre à un futur être humain

Faire ou ne pas faire d’enfant, voilà la question qui taraude pas mal de monde en ces temps perturbés. Vianney, bientôt la trentaine, nous livre ses interrogations. Le réarmement démographique n'est pas pour tout de suite.
18 January 2024
par Vianney Louvet
5 minutes de lecture

Cher futur-né,

Je te sais très peu occupé ces derniers temps et a priori ce sera le cas jusqu'à ta naissance sur Terre. J'en profite donc pour t'écrire et te confier deux trois choses au moment où l’année 2024, elle, a déjà pris la décision de naître. Même si tu n’as pas encore de cheveux, je préfère te le dire : ça va décoiffer.

Oui, oui, tu le vois sur mon visage, je ne viens pas juste pour parler de la pluie et du beau temps. Enfin, si, justement. Si ça te dérange pas, je me grignote des cookies pendant la discussion. Manger, c’est un truc qui n’existe pas encore pour toi mais tu comprendras si un jour tu débarques sur Terre, c’est une sensation de fou. Bon. Voilà l’histoire. 

Il y a déjà pas mal de temps, j'ai rencontré cette fille qui, si t'es d'accord, jouerait dans notre histoire le rôle de ta maman. On est vraiment tombés sur une grande dame, tu sais. Le cul bordé de nouilles, comme on dit... 


La dictée du monde


Juste avant cette rencontre, j'avais l'impression que ma vie était rythmée, domptée, condamnée à suivre les premières secousses de ce monde s'écroulant de toutes parts. De lui dépendait ma survie, c'était donc logique de mettre sa préservation en haut de la pile des dossiers "urgents". Au moment où je rencontre cette fille, disons qu'elle n'est pas tout de suite fan de moi. Te moque pas, c'est chiant de tomber amoureux tout seul. Ça a pris du temps ce bazar. Mais l'énergie était là. J'ai momentanément oublié la foudre du monde pour me laisser porter par un autre type de foudre, beaucoup plus doux mais tout aussi bouleversant. Pendant quelques mois donc, j'ai eu l'impression que le monde n'aurait aucun sens si cette fille ne devenait pas ma complice numéro 1 dans la vie. Le reste, les explosions, les crises, tout ça me semblait anecdotique.

Je te passe les détails de notre aventure parce que je vois que ça te met mal à l'aise mais sache quand même que l'impensable, le merveilleux est arrivé. Ta maman a fini par dire "vas-y mon con, on se lance". En plus poétique.

Janvier 2024. Quelques années ont passé. Les deux foudres sont toujours là. L'une gronde sans qu’on l’écoute, l'autre est bien installée au fond des yeux de ta maman. Elle bosse dans une ferme aujourd'hui. Avec des vaches. Tu verras c'est un truc sympa qu'on a sur le sol terrestre, ça réchauffe et ça peut t'écouter des heures. J'en tombe encore régulièrement amoureux, tu sais. De ta maman hein.

Et c'est là que tu interviens.


Amour et création


Dans cette histoire, le plus beau et mystérieux, ce n'est pas l'Amour - ça je ne comprendrai jamais - c'est ce que déclenche l'Amour. L'Amour déclenche la création. La création, c'est quand tes entrailles éternuent un truc qui surprend tout le monde, toi le premier. C'est quand un instant de ta journée arrive tout fier pour te montrer sa nouvelle tenue flambant neuve. L'empreinte que laisse l’Amour sur son passage, c’est la création. L’Amour majuscule hein, sous toutes ses formes. Un chanteur aime sa mère, il crée un chant pour sa mère. Un architecte aime les pierres, il crée avec les pierres. Un agriculteur aime ses terres, il crée sur ses terres. J'aime ta mère, et de là naît l'envie de créer.

C'est là que tout se complexifie. Ou se simplifie, tu me diras ce que tu en penses.

Je me lève le matin. Je bois une chicorée. C'est une boisson chaude, c’est ni bon ni mauvais, je te ferai goûter. Je passe un œil par la fenêtre : rouge-gorge et laurier au vent, la lumière est belle. Je glisse une oreille vers la radio : menaces et catastrophes, sa lumière est moins belle.

Et là, je suis face à un carrefour, une énigme.

Créer, oui. J'en ai le désir. Mais quelle forme prendra cet élan ? Quel chemin emprunter ? Celui de l'eau qui éteint ou celui du feu qui espère ?

Tu vois ce que je veux dire ? Non ?

Bon, désolé je vais être un peu direct. En écoutant ma radio saveur chicorée, je me pose cette question simple : ta naissance future a-t-elle encore un sens ? Notre désir de créer prendra-t-il la forme de ton petit corps ou faut-il renoncer et opter pour un chemin différent ? Faut-il consacrer les futures années de nos vies à prendre soin de toi ou se consacrer plutôt à freiner l’incendie en cours, ce chantier monstre ?

Je t'avais dit que c'était un peu brutal. Tu comprends bien que moi, que nous, on te veut dans notre équipe. Pas tout de suite parce que ma maturité n’est pas encore assez mature, les blagues de pet me font encore rire c’est te dire, mais un jour, c'est sûr. Et moi j'ai envie que tu arrives sur un tapis rouge, que tu sois fier de nous, que tu dises "waouh vous avez bien fait les choses, waouh j’adore l’ambiance cosy".

Mais bordel, on n'y arrive pas. Ni moi, ni les autres. Notre tapis rouge se transforme en piège. Au bout c'est l'impasse, ça me fait stresser de t'imaginer faire tes premiers pas avec tes petits petons nus dessus, si tu savais. Tout semble incompatible. Tu es sans défense, ici on ne fait que s'attaquer. Tu es curieux de tout, ici on ne regarde plus que les écrans. Tu ouvres les bras, ici on ferme les frontières. Tu respires paisiblement, ici on suffoque. Bordel. 

Si j'arrête ici mon monologue, je sens que tu vas plus me parler pendant 15 jours. Donc j'ajoute un truc.

Carpe diem


"Dans la vie, il n'y a pas de solutions. Il y a des forces en marche : il faut les créer, et les solutions suivent. Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Je reformule la dernière phrase telle que je l’ai comprise : ce n’est pas tant la projection dans le futur qui importe que le sens qui habite cet instant précis où l’on vit. C'est un gars d'ici qui a dit ça il y a quelque temps, dans un livre qui s'appelle "Vol de nuit". Antoine de son prénom, si ça se trouve tu le croises de temps en temps, là où tu es. Je viens de lire sa phrase quelques dizaines de fois et je sens qu'il y a quelque chose. Il y a quelque chose. Pas de solution. Des forces. Une marche. Un mouvement. A créer. Il y a quelque chose.

Je résume : au départ de cette lettre je me dis que je ne sais plus quoi penser de notre relation. À la fin, je me rends compte que penser une relation n'a pas de sens. La création, la force en marche se vit. Et toi comme moi, comme ta potentielle maman, comme les autres, ce qu'on cherche, c'est vivre.

Conclusion ? C'est bizarre mais je sens qu'il y a en moi une réponse sans solution à ceux et celles qui me disent "il fait nuit, ne risquons pas un vol". Comment on vole ? Je ne sais pas. Est-ce que toi tu vas voler ? Je ne sais pas non plus. Est-ce que ça te va si on ne réfléchit pas à la question et qu'on la laisse revenir vers nous ? Est-ce que ça te va si toi aussi tu te mets à créer de là où t’es ? On verra bien si nos élans respectifs finissent par se croiser.